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Gabriele Münter, tout feu, tout femme8 minutes de lecture

par Yves Guignard
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gabriele münter aurélie

Gabriele Münter a eu le malheur d’être la concubine d’un trop grand nom de l’histoire de l’art, le peintre russe Vassily Kandinsky, génial pionnier de l’abstraction. Ce compagnonnage a pour effet qu’on peut immédiatement la situer dans une sorte de diaporama de l’art au XXe siècle, mais il la condamne également à lutter dans l’ombre d’une trop forte présence. Elle était pourtant bien plus qu’une amante et une muse, elle fut une peintre et graveuse importante et la gardienne de la mémoire même de l’avant-garde munichoise d’avant 1914 au cœur de l’Allemagne nazie. Une exposition à Berne replace cette artiste en pleine lumière.

Nul n’était mieux placé que le centre Paul Klee pour accueillir cette exposition monographique. Il faut se souvenir que c’est précisément dans un même environnement que s’épanouissent les débuts de carrières d’Alexei von Jawlensky, Vassily Kandinsky, Paul Klee, Gabriele Münter et Marianne von Werefkin. Le cadre est celui de Munich, autour de 1910, et la campagne environnante. On trouve des artistes de différentes origines, plusieurs Russes et des Allemands (Klee n’est alors qu’à moitié suisse de naissance et n’a de passeport que l’allemand). Des histoires d’amour se nouent qui se déferont par la suite. Le couple Jawlensky-Werefkin se réfugiera en Suisse où ils vont se séparer. Elle demeure à Ascona où l’on peut encore voir ses œuvres aujourd’hui. Seul Klee reste avec sa femme jusqu’à sa mort.

Une discrète fille de bonne famille

Gabriele Münter naît en 1877 à Berlin d’une mère américaine qui décède jeune et d’un père allemand. La famille est aisée et va toujours soutenir la jeune fille très indépendante pour avoir couru le monde dès son jeune âge. Après le décès de sa mère, Gabriele fait un long voyage aux USA pour y rencontrer ses cousins. Elle y fait l’acquisition d’un appareil et rapporte des clichés du Texas dignes des plus grands westerns. Ces photographies sont présentées à Berne dans une première section de l’exposition. Elles auraient déterminé son art pictural, sa science du cadrage. Si la chose est difficile à démontrer, ce prélude a le mérite de nous faire mesurer la distance civilisationnelle entre son époque et aujourd’hui. Le problème de l’art moderne étant qu’il est éternellement jeune et actuel. Quand on regarde ses paysages aux montagnes géométriques et aux arbres rouges, ils pourraient avoir été peints hier, ils n’ont pas d’âge. Le recours à la photographie replace en contexte.

D’abord formée à l’école d’art pour femmes de Düsseldorf, Münter s’établit à Munich à 23 ans. Devant Berlin ou Vienne, la ville est alors la capitale du modernisme dans le monde germanophone. On y trouve aussi la plus grande concentration d’académies privées au mètre carré. Dans l’une d’elles, Münter fait la connaissance de Kandinsky, dont elle devient l’élève favorite avant que les deux ne tombent amoureux. Comme il est marié, les débuts sont compliqués. Les amants vont bientôt partir pour un long voyage qui les voit séjourner à Paris, au cœur d’une autre modernité, où ils rencontrent Picasso et Matisse. Par la suite, on les retrouve en Italie et en Tunisie.

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On sait que ce pays précisément, qu’il découvre quelques années plus tard, fera office d’électrochoc pour Paul Klee. Sa palette s’ouvre vers des couleurs toujours plus vibrantes et vives. On regrette que ce n’ait pas été le cas pour Münter, qui rapporte de ce voyage des tableaux à l’apparence bien sage en comparaison. Non pas que sa palette soit terne, bien au contraire, mais c’est comme si l’artiste voyait plus de lumière dans les Préalpes bavaroise que lors de son voyage en Afrique du Nord. Curieux phénomène.

L’aventure du Cavalier bleu et la femme invisible

A Munich, avec Kandinsky, Klee et Jawlensky, on se fréquente en voisins, on s’invite les uns chez les autres et on se peint bien sûr. On trouve dans l’exposition un magnifique portrait de Marianne von Werefkin, un autre de Klee, aux pantalons blancs dans un canapé bleu, un de Jawlensky, un autre gravé de Kandinsky. Ce petit monde auquel s’ajoutent Franz Marc et Auguste Macke – mais qui sont à Munich de passage, n’y vivant pas – constitue le cœur de l’aventure du Cavalier bleu.

Sous ce terme, on désigne un groupe d’avant-garde qui expose deux fois ensemble et signe un almanach, sorte de revue illustrée avec des textes théoriques et des reproductions d’œuvres d’art qui va marquer l’histoire de l’édition d’art et de l’art moderne. C’est la première fois qu’on publie ensemble et «sur un même plan» des œuvres modernes, des sculptures primitives, des tableaux naïfs, des dessins d’enfants, un méli-mélo qui ne tient que par ses qualités esthétiques. Curieusement, alors que Münter vit avec son auteur principal, côtoie et photographie les protagonistes, on ne trouve ni œuvre, ni texte à elle dans l’almanach. Elle reste complètement dans l’angle mort, comme l’autre femme artiste du groupe Marianne von Werefkin. Le patriarcat est pesant, même au sein de la bohème.

gabriele münter
Gabriele Münter, Kandinsky, 1906, gravure au blinol en couleur sur papier japonais, 24,4 x 17,7 cm, Städtische Galerie im Lenbachhaus et Kunstbau München, Gabriele Münter Stiftung, 1957 © 2021, ProLitteris, Zurich

Arrive la catastrophe de la Première Guerre mondiale. Marc et Macke meurent à la guerre. Kandinsky doit rentrer en Russie tandis que les Jawlensky-Werefkin fuient en Suisse. Gabriele Münter est priée de se rendre en Scandinavie pour y attendre son amant. Il n’y viendra qu’une fois pour un séjour, puis la laissera sans nouvelles. Elle sera contrainte de tourner la page et rentrera seule à Murnau, lui envoyant une partie des œuvres restées dans leur maison commune et qu’il a réclamées.

Le poids d’être restée

Münter est la seule de cette époque et de cet intense moment de l’histoire de l’art moderne à rester en Allemagne durant le Troisième Reich. Seul Allemand survivant, Klee s’est réfugié en Suisse dans les années 1930. Que fait-elle dans le contexte du national-socialisme? Comment supporte-t-elle? N’est-ce pas là une tare qui vient se poser sur son héritage? L’exposition rentre peu dans la problématique, sinon pour dire qu’elle continue à peindre, participe même à une exposition vantant les travailleurs nazis. C’est en soi déjà accablant, même si elle ne semble pas faire trop de concession stylistique au réalisme emblématique des totalitarismes. Elle reste elle-même, peignant des sujets dans l’air du temps, des constructeurs de route. Tout de même, c’est gênant. Et d’ailleurs l’exposition ne montre pas d’œuvre de la fin de sa vie. Elle meurt pourtant dans les années 1960. Son art va-t-il de mal en pis?

C’est en résumé un destin ambigu qui nous est présenté à Berne. Jusqu’à la personne de Münter, souvent photographiée: elle ne sourit jamais. Ce n’était certes pas la norme, mais tout de même, elle dégage une impression froide et fantomatique, au diapason de son histoire de femme délaissée et de figure de l’ombre.

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Un point la sauve, et les Munichois s’en félicitent aujourd’hui: paisible et sans histoire au sein d’un régime cruel, Münter a couvé et préservé un trésor moderniste. Ses caves étaient remplies d’œuvres de Kandinsky, mais également de tous leurs amis. Ces œuvres considérées comme dégénérées aurait pu être brûlées par les nazis, cela s’est vu ailleurs. Ainsi est-elle une héroïne, une résistante malgré tout, au même titre que sa peinture faisant mieux que bonne figure au tribunal de l’histoire. Elle n’a pas pris une ride.

«Gabriele Münter. Pionnière de l’art moderne», au centre Paul Klee jusqu’au 8 mai 2022

Yves Guignard est historien d’art. Archiviste en charge du Fonds Balthus, il est l’auteur d’un livre sur Coghuf et a participé à l’ouvrage collectif Entre arts et lettres – Trois siècles de rayonnement culturel autour de Vevey et de Montreux.

Image d’en-tête: Gabriele Münter, Aurélie, 1906, gravure sur linoléum couleur sur papier japonais, 18,7 x 17 cm, Stadtische Galerie im Lenbachhaus et Kunstbau München, Gabriele Münter Stiftung, 1957 © 2021, ProLitteris, Zurich

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