Le Regard Libre N° 53 – Ivan Garcia
Dossier spécial «Hate – Une forme de théâtre inédite: la tentative d’un duo avec un cheval»
Le mardi 11 juin 2019, à l’école-atelier «Shanju» basée à Gimel, en pleine nature, nous rencontrons Laetitia Dosch, comédienne et metteur en scène franco-suisse. Personne charmante et accueillante, elle nous a généreusement consacré un peu de son temps pour parler de la reprise de son spectacle Hate. Il s’agit d’un duo avec un cheval nommé Corazón, joué en 2018 au Théâtre de Vidy, et repris du 29 août au 1er septembre prochains, à Gimel, pour lancer la nouvelle saison théâtrale.
Le Regard Libre: Tout d’abord, j’aimerais vous demander pourquoi vous avez choisi de reprendre le spectacle et, qui plus est, de le transposer à Gimel?
Laetitia Dosch: Je dirais qu’il y a deux raisons. D’une part, je souhaitais amener les spectateurs au sein du lieu où vit le cheval parce que cet endroit [ndlr: Gimel] nous a beaucoup inspirés, lors de notre arrivée. Le spectacle a été écrit et créé ici, à Shanju, ce qui a contribué à lui octroyer une certaine tonalité, notamment une envie de douceur et de mélancolie propres au lieu et que nous avons essayé, par la suite, de transposer dans la scénographie, ainsi que dans l’espace scénique. L’idée est donc de faire venir les spectateurs dans cet endroit que Judith Zagury et Shantih Breikers [ndlr : les deux co-fondateurs de l’école-atelier Shanju] ont créé: un lieu fantastique et qui a beaucoup contribué à nous remettre en question. Nous souhaitions que les spectateurs aient la chance de découvrir cet endroit. D’autre part, le but était de jouer à l’extérieur, avec la nature. Nous voulions occuper un espace où la nature est plus présente. Comme vous avez pu le constater lors de la visualisation du spectacle, au Théâtre de Vidy, nous avons joué sur scène avec une toile qui représente un paysage, une image de nature. Or, à Gimel, nous jouons avec de la «vraie» nature autour de nous. Nous souhaitions voir ce que cette présence forte de la nature pouvait apporter au spectacle. Peut-être qu’il y aura plus de vie! Et il faut avouer que nous ne jouerons pas dans la nature pure mais dans un manège; c’est un endroit où le cheval s’entraîne, et donc où l’on pratique l’équitation. Il s’agit du grand espace blanc que vous avez vu en arrivant.
Et où sera placé le public?
Il y aura le public qui sera assis normalement, la scène puis, en arrière-fond et face à lui, la forêt.
En me documentant, j’ai pu constater que vous avez été formée, entre autres, à La Manufacture, ainsi qu’à la classe libre du Cours Florent. Dans le dossier de presse, vous mentionnez que l’inspiration pour ce spectacle vous est venue lors du tournage d’un long-métrage avec un cheval, aux Etats-Unis. Je me demandais pourquoi et comment s’était nouée cette relation particulière, spécifiquement avec un cheval, et pas avec d’autres animaux, par exemple? L’ambiance western du long-métrage est sensiblement différente de celle que l’on trouve à Gimel et dans votre spectacle…
C’est effectivement en tournant un film western aux Etats-Unis que j’ai éprouvé une sensation que je souhaitais reproduire, ce qui est, d’ailleurs, expliqué dans le spectacle. Nous nous trouvions dans un petit village américain où, comme dans beaucoup de localités aux Etats-Unis, la population indienne avait été fortement maltraitée. Des expériences avaient été faites sur eux: on les avait empêchés de chasser, on forçait les enfants à aller à l’école en échange de nourriture et d’autres choses de ce type. Toujours est-il que, la nuit, toutes les personnes du film que nous tournions là-bas faisaient les mêmes cauchemars; des cauchemars remplis de domination, d’oppression, de viols, et autres sinistres images, comme si la localité était hantée. L’un des acteurs m’a dit que nous faisions tous des rêves de ce type car, tout d’un coup, nous étions éloignés de la ville, ce qui permettait à toutes les pulsions destructrices de la crise que nous étions en train de vivre d’enfin nous atteindre. Nous avions l’impression d’être au cœur du nœud inquiétant de l’époque. Au même moment, nous travaillions avec des chevaux. Moi, je travaillais avec un cheval du nom de Ranger et, en sa compagnie, je trouvais que tout cela était mis à distance; le fait de travailler avec lui créait un espace mental et physique pour communiquer, mettre les choses à distance, les comprendre et les sentir. Cela recréait de la paix et du calme. C’est pour cette raison que je me suis dit que, pour parler de notre époque, cela serait magnifique d’en parler avec un cheval. Après cette expérience, il se trouve que le Théâtre de Vidy m’a permis de rencontrer Judith Zagury qui a une manière spécifique de travailler avec les chevaux. Dans son travail, Judith cherche à créer un rapport le plus égalitaire et le plus respectueux possible avec le cheval, elle ne le force jamais à faire quoi que ce soit et ne souhaite pas être qualifiée de «dresseuse», par exemple.
C’est ce qu’elle appelle le clicker training, la méthode du renforcement positif?
Oui, c’est cela. Sa façon de travailler avec les chevaux apportait une sorte d’utopie sociale; il s’agissait de créer un rapport social que ce soit avec les animaux, la nature, d’autres gens, dans la vie privée ou publique, dans la vie sociale ou dans bien d’autres domaines, où il y a du respect et de l’écoute et qui vise une recherche de l’égalité et du fonctionnement commun. A titre personnel, c’était tout ce que je recherchais et j’ai eu la chance de connaître cette personne pour trouver cette manière de travailler.

En regardant votre spectacle, je me demandais comment vous vous situiez, par rapport à d’autres productions contemporaines, au sujet de l’antispécisme. Même si le spectacle me semble effectivement engagé et que la dimension antispéciste transparaît, le propos ne me semble pas à proprement parler politisé.
Pour moi, mon spectacle est totalement classifiable au niveau idéologique et très politisé. Je dois avouer être assez surprise d’entendre cela…
Je pensais, entre autres, au spectacle Accidens de Rodrigo Garcia au cours duquel ce dernier fait bouillir vif un homard sur scène et déclare, dans un entretien, que, parmi tous les homards qui meurent chaque jour sur Terre, celui qui meurt pour sa pièce est le seul dont la mort peut être qualifiée de «poétique». Au niveau artistique, comment réagissez-vous à ce type d’actions ou de déclarations?
Depuis le début de mon travail, j’essaie de trouver quelle place octroyer à l’artistique par rapport au politique. Je suis désolée mais votre précédent propos m’a un peu heurtée. En effet, pour moi, ce spectacle est hautement politique, parce qu’il parle de la manière dont on peut essayer de rétablir l’égalité et le respect de l’autre. C’est un point de vue que l’on peut totalement attribuer à la gauche, notamment, et qui parle du rapport aux animaux et d’autres problématiques plus larges. Le spectacle traite de la façon d’envisager le monde et il est donc de part en part politique. Ensuite, par rapport à ce que vous mentionniez, il s’agit d’une question dont nous avons beaucoup débattu avec Judith Zugary [ndlr: ici présente], lorsque nous nous trouvions à Douai. A titre personnel, je ne pourrais pas faire souffrir un animal pour réaliser un beau spectacle. Je trouve que cela serait se placer trop au-dessus de l’animal; il s’agit d’un être vivant et il est plus important que celui-ci se porte bien plutôt que de le sacrifier pour réaliser un «beau spectacle». Je serais incapable de faire cela mais il s’agit de discussions extrêmement compliquées, car il y a beaucoup de gens qui ont des points de vue différents sur la question. Par exemple, Judith, ce serait des questions qui pourraient se poser dans ton cas, non?
Judith Zugary: A titre personnel, je suis fondamentalement antispéciste. Or, d’un point de vue conséquentialiste, il y a une question qui pourrait se poser. Par exemple, si pour faire prendre conscience aux gens de ce qu’est la mise à mort d’un animal, il fallait montrer celle-ci sur scène, est-ce que, dans certains cas, cela ne serait pas intéressant de donner à voir cette mort-là? Prenons un exemple: on montre sur scène la mort d’un mouton devant un public. Le public s’offusquerait et cela pourrait même générer une réaction extrêmement forte de la part de celui-ci, voire même un rejet total de la part du public qui ne souhaiterait plus provoquer ce type d’actions violentes. Pour ma part, je serais bien évidemment incapable de le faire mais, si cela est fait dans le but de générer un questionnement, et comme le théâtre est, entre autres, un art vivant, essayer de le faire avec beaucoup d’intelligence pour montrer ce qui est caché dans les abattoirs, par exemple, serait une question à méditer.
L. D.: Le problème que cela me pose est que j’ai l’impression que je ne pourrais pas me déclarer antispéciste et me comporter, pour des raisons antispécistes, de façon violente envers des animaux. Je trouve que cela ne serait pas cohérent. Nous sommes dans une société au sein de laquelle la morale se construit de manière individuelle; quelqu’un qui se comporterait de manière violente, sur scène, avec un animal, pourrait me heurter mais ce n’est pas pour cette raison que j’irais saboter son spectacle.
J. Z.: De toute manière, ce spectacle ne pourrait jamais avoir lieu, et tant mieux, car il serait aussitôt interdit ou boycotté.
L. D.: Si, Rodrigo Garcia tue des animaux sur scène et il n’est pas le seul. Par exemple, en 2016, lors du Festival d’Avignon, Angélica Liddell, dans son spectacle ¿Qué haré yo con esta espada? (Que ferai-je, moi, de cette épée?), tuait des poulpes et des anguilles sur scène. Ces spectacles peuvent être interdits mais sont tout de même joués.
J. Z.: Certes, mais ce sont des spectacles qui ne sont pas joués sur le long cours; en effet, les gens interviennent très rapidement et les représentations sont interdites ou boycottées.
Le Regard Libre: Les deux exemples mentionnés, Angélica Liddell et Rodrigo Garcia, visent également un autre rapport aux spectateurs. C’est pour cela que j’ai mentionné que votre spectacle est «moins politique» au sens où il vise moins à provoquer le spectateur, même si la dimension provocatrice est tout de même présente.
Laetitia Dosch: Mon travail n’est pas de dire aux gens ce qu’ils doivent penser mais de les placer dans un endroit où ils ont matière à penser. Dans Hate, le personnage féminin a un point de vue «de gauche» mais elle va se comporter comme quelqu’un «de droite»: celle-ci va essayer de soumettre le cheval, de l’arranger, de lui faire porter des accessoires – en somme, de le dominer. C’est une protagoniste qui, en théorie, est contre la domination mais qui, dans les faits, met en place inconsciemment des situations de domination.
C’est d’ailleurs ce que lui reproche le cheval.
Exactement. En fait, je mets en place une problématique telle que les gens puissent penser. Or, j’ai l’impression que lorsque vous parlez du rapport à l’animal, vous parlez de votre rapport à tout – votre rapport à autrui, à la nature, à la personne qui vit avec vous, etc. – et, plus spécifiquement, de votre rapport au monde. C’est ce qui fait que le spectacle relève à la fois du politique et de l’intime; c’est en abordant ce rapport à l’animal que je peux m’incruster dans la politique.

Au niveau du dispositif théâtral, Hate est un duo entre une femme et un cheval qui parle. Mais, rapidement, le spectateur constate que c’est cette femme qui parle, telle une ventriloque, à la place du cheval. En fait, l’artifice de ventriloquie n’est pas masqué. A la fin du spectacle, par exemple, la protagoniste dit qu’elle et le cheval ont réalisé quelque chose que, normalement, ils ne pourraient pas faire et, finalement, tout reprend sa place dans l’ordre des choses.
Cet élément est extrêmement important pour moi, parce qu’il s’agit du pouvoir de l’imagination. A mon sens, le théâtre – ou l’art – est un endroit où il est possible d’imaginer des choses qui ne sont pas encore possibles, impossibles ou où l’on peut imaginer des choses qui n’existent pas mais auxquelles tout le monde peut croire. On peut imaginer qu’un cheval parle ou qu’un rocher soit très léger; il s’agit d’un endroit où le faux prend de la valeur. L’imagination est une capacité dont notre époque a grandement besoin, parce qu’il y a tellement de choses à imaginer et à changer que cet outil mental devient un muscle. Il faut renforcer ce muscle en se disant que les choses pourraient être différentes; notre époque a du mal à rêver et l’art donne aux gens cette possibilité d’inventer des mondes. Il a cette capacité de réveiller l’enchantement du public. Et c’est de cet enchantement dont nous avons besoin, dans nos existences, pour inventer des choses nouvelles.
Etes-vous beaucoup d’artistes à le penser?
A notre époque, même au sein du théâtre vivant, je trouve que les artistes sont de plus en plus poussés vers le réalisme. Cela est très bien, mais j’ai l’impression que nous avons également un énorme besoin de surréalisme et de ramener de la poésie dans l’art. Pour moi, la fonction utopique de l’art permet de contrebalancer la dimension politique. Il ne faut pas que le politique et le réalisme engloutissent tout et, dans cette optique, il faut ramener de l’imagination, de la beauté, de la fantaisie, de la poésie, du phantasme et de l’utopie; l’art est l’un des seuls endroits qui permet d’exercer ces différentes choses.
Il y a une dimension très ambivalente entre le texte et la représentation. Le texte est très mélancolique, très sombre. A l’inverse, la représentation est plutôt légère et joyeuse. Je me demande si cet effet est dû à l’écriture en-dehors du plateau ou s’il s’agit d’un effet voulu, à savoir celui de faire ressentir cette dissonance propre à notre époque.
En fait, ce qui se passe avec le cheval est très réconfortant; cet animal apporte beaucoup de lumière et de gaieté au spectacle. Je ne contrôle pas forcément le chevalet le texte, parfois, est également drôle. Cependant, même quand on dit des choses tristes, avec un cheval à ses côtés, il y a forcément quelque chose de doux et de cicatrisant. Ce spectacle apporte beaucoup de merveilleux; cela permet de parler d’une réalité dure et que ce soit merveilleux en même temps. D’ailleurs, il s’agit de la première phrase du spectacle: «Tu sais, j’ai voulu faire ce spectacle pour parler de maintenant, du chaos de maintenant, mais que ce soit pas trop triste.» En fait, le cheval nous emmène vers le merveilleux et le rapport que nous entretenons avec cet animal tient de ce même merveilleux.
Pour finir, en consultant les documents sur le spectacle, j’ai remarqué que le cheval, Corazón, a beaucoup travaillé dans le cadre de thérapies avec, entre autres, des enfants et des adolescents autistes. Je me demandais si ce sont ces expériences qui lui ont permis d’être plus ouvert ou d’avoir plus d’empathie.
Corazón est un cheval qui a beaucoup souffert; il a failli mourir lorsqu’il a été castré. C’est un animal qui fait très attention aux humains. Par exemple, lorsque tu le montes, il prend garde à ce que tu ne te blesses pas. En revanche, il n’aime pas que tu montes sur son dos. Je ne sais pas exactement à quoi cela est dû mais il a une écoute particulière et prend soin des autres. C’est un cheval qui a été blessé et, dès qu’on prend soin de lui, il le sent.
Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com
Pour accéder aux autres contenus du dossier sur Hate, il est possible de commander un exemplaire de notre 53e édition.
Crédits photos: © Indra Crittin pour Le Regard Libre