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Myret Zaki: «Méfions-nous de celui qui se prétend neutre»13 minutes de lecture

par Guillaume Heck
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Myret Zaki, Genève, 16.11.22 © Indra Crittin pour Le Regard Libre

Dans son dernier livre, Désinformation économique, la journaliste indépendante Myret Zaki analyse la manière dont les Etats et les entreprises jonglent avec l’information, dans le but d’enjoliver ou même cacher certains faits. Voyage aux frontières du mensonge.

Le Regard Libre: Le Larousse définit le mensonge de la façon suivante: «action d’altérer la vérité.» Est-ce que le terme que vous employez, «désinformation», n’en est pas le doux euphémisme?

Myret Zaki: Avec le mensonge, il y a une intention d’échapper à une situation gênante. Dans notre cas, les motifs sont les mêmes. On ne souhaite pas montrer une certaine réalité, mais il n’y a pas une intention claire de mentir aux gens, plutôt de diminuer l’effet de chiffres moins flatteurs, de mettre l’accent sur ce qu’il y a de plus positif ou encore de cacher l’information la moins attrayante en la positionnant loin dans un rapport ou en sous-estimant le négatif et surestimant le positif. C’est toute une réalité qu’il est possible de représenter de mille manières différentes grâce aux statistiques. Si je choisis consciemment l’option qui indiquera le chiffre le plus flatteur, est-ce un mensonge? En tout cas, c’est un arrangement avec la réalité. Je sais que le citoyen qui verra ce chiffre ne sera pas directement confronté à la réalité crue, mais passée par des filtres.

Quelle stratégie devrait adopter un citoyen qui souhaite échapper le plus possible à la désinformation?

C’est très compliqué et c’est pour cela que j’ai considéré comme un devoir civique d’écrire un livre montrant ces réalités. Il faut beaucoup fouiller, avoir un esprit très investigateur, s’intéresser aux changements statistiques. Cela demande d’aller assez loin dans les chiffres, ce qui est loin d’être à la portée de tous. Si suivre des comptes Twitter d’ONG pointues sur des sujets économiques ne permet pas de devenir statisticien ou expert financier, cela permet au moins de savoir qui écouter pour obtenir un autre son de cloche et ainsi atténuer la communication et le marketing pour s’approcher d’une objectivité de l’information.

C’est-à-dire?

Nous ne pouvons pas laisser le marketing et la communication se déployer sans freins auprès du citoyen, il faut des médiateurs. Cela a toujours été le rôle des médias. Ceux-ci, normalement, ne vont pas reprendre un communiqué de presse ou gouvernemental tel quel, mais le revoir, poser des questions et rendre ces chiffres plus proches de la réalité pour obtenir un compte rendu plus indépendant et objectif que celui fourni à l’origine par l’organe de communication.

Vous parlez d’objectivité en donnant l’exemple de comptes Twitter qui peuvent traiter ces informations. Quels sont les critères qui permettraient de définir si des comptes dits «alternatifs» sont crédibles? La même chose vaut pour nos lectures: qui peut nous dire que vous êtes crédible, par exemple? 

Je pense qu’il est à la portée de tous de sélectionner plusieurs voix qui sont intéressantes, dans le sens où elles sont au moins critiques et paraissent indépendantes dans leurs structures organisationnelles. Est-ce qu’un compte Twitter ou un individu sera objectif? Non. Je prétends que vous tendez vers l’objectivité en multipliant les sources. D’où l’idée de pluralisme dans les démocraties. Le citoyen atteint une vérité plus large, plus objective quand il y a une pluralité de partis politiques qui permettent d’exposer plusieurs points de vue et de représenter des pans entiers de la société. Dès que l’on est confronté à une unilatéralité de pensée dans le monde des idées, nous perdons la possibilité de l’objectivité. Celle-ci découle d’une addition de propagandes. Je peux ainsi me faire une idée grâce à un spectre très large et ne pas être otage d’un seul point de vue.

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Vous mettez l’accent sur une sémantique particulière employée par les autorités financières afin de ne pas déstabiliser les marchés. A l’heure où la moindre information non vérifiée, le moindre tweet lacunaire d’Elon Musk peut créer un krach boursier en quelques minutes, ne pensez-vous pas à l’inverse qu’il en va de la responsabilité de ces autorités de livrer des informations sur la réalité du marché de manière à éviter une panique?

Nous avons dû faire face à de gigantesques crises économiques au moment où cette terminologie a été employée par la Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed). Cela signifie qu’employer un lexique qui dissimule des réalités permet de préserver une bulle spéculative en gestation et empêche des corrections de marchés qui interviendraient régulièrement. Quand la bulle devient gigantesque, elle va craquer et des millions de gens en seront victimes, même ceux qui n’ont jamais approché la bourse. C’est ce qui est arrivé en 2008, une période que j’ai suivie de près et qui a beaucoup influencé ma façon de penser les marchés.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement marquée?

Notamment le fait que ceux qui avaient provoqué la crise se sont énormément enrichis. Quel rôle a joué la banque centrale? Sa communication était toujours rassurante: les subprimes (ndlr: prêts hypothécaires à risque) n’étaient pas trop risqués et les marchés n’étaient pas surévalués. Est-on en train d’assurer un rôle de responsabilité ou est-on au contraire en train de dissimuler des faits au public, de l’induire en erreur sur la réalité du risque qu’avaient pris les marchés et sur lesquels dix mille milliards se sont évaporés?

Le fait d’avoir un lexique plus pertinent sur la réalité des marchés permettrait selon vous d’éviter les effets de bulle.

En effet, cela crèverait les abcès, les inefficiences s’élimineraient ainsi que les entreprises zombies qui se sont multipliées avec les crises. Il n’y aurait ni cartels, ni monopoles, ni rentes de situations. 

Vous consacrez un chapitre entier à l’augmentation de la quantité d’informations fournies par les multinationales dans leurs rapports annuels, dans le but, selon vous, de noyer certains éléments clés. Peut-on vraiment qualifier de désinformation cette tendance, du moment que tout y est pour qui prend le temps de lire?

Quelqu’un qui prendrait le temps de lire 300 pages de terminologie financière extrêmement technique ferait cela aux dépens de tout le reste. Même avec des documents PDF, vous pouvez chercher par mots clés, mais il est tout de même difficile de trouver l’information au milieu de chapitres de marketing et de greenwashing. En tant qu’utilisatrice, je peux affirmer qu’il est devenu extrêmement compliqué de trouver des informations très simples et je suis obligée pour cela de lire des kilomètres de marketing traitant de responsabilité sociale et environnementale, de décharges juridiques et légales, d’analyses de risques que seules des personnes de métier sont en mesure de comprendre. L’accès aux informations essentielles s’est obscurci: certaines se trouvent même en note de bas de page. Pourquoi ouvre-t-on encore ces rapports avec des photos et des récits très positifs rédigés par le département marketing?

ll ne faudrait donc plus les lire?

Non, parce que ce n’est pas de l’information. Ou alors de l’information légale et obligatoire derrière la part de marketing. La hiérarchisation de l’information et les proportions des différents chapitres ne correspondent pas à une volonté réelle de montrer à l’investisseur tous les côtés, y compris les moins reluisants, de l’entreprise.

Auriez-vous un exemple?

Bien sûr. Aujourd’hui, il y a beaucoup de spéculations sur des informations autour de Credit Suisse. On ne sait pas ce qui se trouve réellement dans son bilan et l’on n’a pas les réponses sur la cause de la chute de son titre en bourse, sans parler des rumeurs de faillite qui se répandent. Quand Credit Suisse se trouvait exposé à un fonds spéculatif asiatique, cela ne se trouvait pas dans son rapport annuel sur la période concernée. Quand UBS avait accumulé jusqu’à 200 milliards de dollars de subprimes, il n’y en avait pas la moindre trace, ni dans son bilan ni dans son rapport annuel. J’ai éditorialisé là-dessus et cela n’a jamais été démenti. Si les choses les plus colossales ne figurent pas dans les bilans, qu’est-ce qui y figure?

Comment se fait-il qu’aucune législation n’ait encadré cela à la suite des différentes crises?

Un phénomène de captation institutionnelle fait que le législateur a du mal à suivre le degré de spécialisation et de sophistication de ces rapports annuels. Ce dernier serait bien en peine de venir dire que les informations essentielles ne figurent pas. Le législateur sera le premier à s’y perdre, la banque sera toujours plus pointue que lui sur le sujet, au point que les institutions financières aident parfois le législateur à rédiger des lois. C’est dire si la complexité elle-même constitue la principale barrière. Quel législateur sera en mesure d’interdire de produire de la complexité?

Edward Bernays, le célèbre propagandiste que vous citez, prétendait qu’il n’était pas mal de manipuler l’opinion, car en démocratie, chacun est libre de le faire dans le sens qui lui convient. Vous réfutez cela en affirmant qu’en la matière, le plus riche l’emporte. Or, des associations comme Wikileaks ou des lanceurs d’alertes comme Edwards Snowden ont fait trembler des gouvernements avec relativement peu de moyens.

C’est très juste, mais combien de temps ont-ils pu exercer leur métier? Quand personne ne les surveillait, ils ont pu obtenir des documents d’importance cruciale, mais ont été empêchés d’opérer. Cela devient très politique. Est-ce que dans une démocratie, un Wikileaks peut exister en sachant ce qui est arrivé à son fondateur Julian Assange? La réponse est non, il y a un effet dissuasif.

Myret Zaki, Genève, 16.11.22 © Indra Crittin pour Le Regard Libre
Myret Zaki, Genève, 16.11.22 © Indra Crittin pour Le Regard Libre
Selon vous, les démocraties occidentales emploient des méthodes qui pourraient être employées par des pays moins regardants sur les libertés individuelles?

L’Occident est en concurrence avec ces pays. La Chine devient plus puissante et nos démocraties ont dérivé pour adopter certaines méthodes employées par nos rivaux, en effet. Mais pas de la même manière. Les historiens vont certainement regarder cette période en expliquant qu’il s’agissait de démocraties autoritaires en guerre, tant militairement que culturellement, et cela n’incite pas à informer librement.

Vous évoquez dans votre livre les debunkers, qui se sont donné pour mission de démasquer les fausses informations et dont vous dites qu’ils sont souvent motivés par l’envie d’éliminer les idées qui leur déplaisent. Les gouvernements occidentaux joueraient avec les statistiques pour ne retenir que les chiffres les plus flatteurs envers les politiques qu’ils conduisent. N’est-ce pas un biais très humain que de sélectionner l’information qui nous conforte dans nos opinions ou nos choix, sans pour autant qu’il y ait une volonté de mentir ou de manipuler?

Bien sûr, mais il ne faut pas venir prétendre à une justesse scientifique de la présentation des faits. Il faut assumer nos biais. Ce que ne font pas les debunkers qui prétendent à une vérité. C’est là qu’il faut s’inquiéter. J’en ai donné la preuve en vérifiant des informations de Vanity Fair concernant le discours inaugural de Trump relatives au nombre de spectateurs présents à son investiture. Il n’y avait certes pas beaucoup de monde sur place, mais énormément de téléspectateurs et une audience record. La vérification de faits se réalise avec des biais humains, il faut les reconnaître. Sinon, c’est de la désinformation.

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Le degré de défiance des populations des démocraties occidentales vis-à-vis de leurs dirigeants n’a jamais été aussi élevé. Ainsi, pensez-vous réellement que ces stratégies de désinformations gouvernementales atteignent leurs objectifs?

Le but est d’insuffler de la confiance. Cela aurait dû avoir cet effet et cela n’a été que partiel. Une partie des classes supérieures a vu son niveau de vie amélioré et a accepté ces informations, car elles ne contredisent pas leur ressenti et leur vécu. Plus on va en haut de la pyramide des richesses, plus il y a eu de croissance des revenus. Pour les 90% des citoyens, le ressenti ne correspond pas aux chiffres.

Plus précisément?

Prenez l’exemple du discours sur les effets bénéfiques de la globalisation. La majorité en subissait les effets, l’homme blanc de périphérie et peu qualifié a perdu en salaire et n’a pas bénéficié de politique active de soutiens comme d’autres communautés ou des hausses de salaire des pays ayant accueilli les délocalisations, cela alors qu’il constitue une base importante de l’électorat. C’est un témoin gênant des mauvais côtés de la globalisation et l’on n’a pas voulu les écouter. D’ailleurs, les effets de l’inflation se font ressentir de façon beaucoup plus importante sur les bas revenus. Dans ce contexte, une moyenne ne veut pas dire grand-chose et il faudrait trouver de nouvelles statistiques plus pertinentes.

Dans votre ouvrage, vous citez un rapport de l’OTAN de 2020 qui prédisait que le prochain conflit serait une guerre cognitive, manipulant les opinions des populations belligérantes. A l’aune d’une guerre en Ukraine dont le déroulement est digne de la première moitié du XXe siècle, la réalité des faits ne s’impose-t-elle pas d’elle-même à tous?

Malheureusement, non. Sur le terrain d’une guerre, il n’y a aucune réalité des faits qu’il soit possible de saisir depuis chez nous. Nous dépendons de comptes rendus qui, selon les parties, vont se trouver en totale contradiction. Il faut consulter beaucoup de sources et bien que l’information ne soit bien sûr pas objective du côté russe, du côté de chez nous non plus elle ne peut l’être. Penser le contraire serait puéril.

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Votre conclusion se présente sous la forme d’un conseil, diversifier ses sources. Mais la vérité est-elle toujours à la croisée des sources, ne peut-elle pas parfois venir d’une seule qui dit la vérité alors que les autres mentent?

Je pense que si, elle se situe toujours à la croisée des sources. Celui qui se prétend neutre est précisément celui qui est suspect. Méfions-nous de lui. Il faut assumer son idéologie. Si nous prenons comme exemple l’impérialisme américain ou chinois, mes collègues journalistes ont souvent du mal à assumer le fait qu’ils préfèrent vivre dans un monde dominé par les Américains plutôt que par les Chinois. Or cela n’est jamais déclaré. Ils vont plutôt se positionner du point de vue de la «vérité». Une fois que l’on déclare d’où l’on parle, on est déjà plus crédible. Il faut entendre ceux qui parlent pour les autres camps si l’on souhaite une information la plus objective possible. La place de l’Occident dans le monde ces prochaines années est très incertaine et il est dangereux de sous-estimer l’adversaire en adoptant une vision trop complaisante vis-à-vis de nous-mêmes.

Ecrire à l’auteur: guillaume.heck@leregardlibre.com

Illustration de couverture: Myret Zaki en octobre 2022, à Genève © Indra Crittin pour Le Regard Libre

Myret Zaki 
Désinformation économique. Repérer les stratégies marketing qui enjolivent les chiffres officiels
Editions Favre 
2022 
264 pages

Une interview tirée du Regard Libre N°91 (décembre 2022)

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