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Le fédéralisme en question: rétrospective américaine6 minutes de lecture

par Clément Guntern
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fédéralisme

Fédéralistes et anti-fédéralistes se sont violemment opposés lors du renouvellement de la constitution américaine dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Ce clivage éclaire, comme nul autre dans l’histoire, le débat entre le centre et la périphérie. Difficile de ne pas y voir le reflet de problématiques contemporaines.

«Sommes-nous en mesure de résister ou de repousser l’agression? Nous n’avons ni troupes, ni trésor, ni gouvernement. […] La respectabilité aux yeux des puissances étrangères est-elle une garantie contre les empiètements étrangers? L’imbécillité de notre gouvernement leur interdit même de traiter avec nous. Nos ambassadeurs à l’étranger ne sont que les apparats d’une souveraineté fictive.» Deux cent quarante ans plus tard, il est difficile de reconnaître dans ces lignes d’Alexander Hamilton, l’un des inspirateurs de la constitution américaine, la description de la première puissance mondiale actuelle: elle apparaît ici faible, divisée, incapable d’agir. Le lecteur aurait plutôt tendance à y voir la situation, contemporaine cette fois-ci, d’une Union européenne (UE) riche, mais divisée; puissante, mais sans capacité d’action.

Depuis ses commencements dans les années 1950 et jusqu’aujourd’hui, un clivage fait rage entre les défenseurs d’une «Europe des nations» et les promoteurs d’une Europe plus unie, d’une certaine façon plus fédérale. Avec tout l’écart temporel et contextuel entre les deux situations, celle de la jeune Confédération des Etats d’Amérique et celle de l’UE actuelle, un clivage politique n’en éclaire pas moins un autre.

Des réactions «proches de l’hystérie»

En 1776, à l’occasion de la Déclaration d’Indépendance, les Etats d’Amérique posent le premier jalon de l’indépendance de leur jeune pays. Ils lancent pour cela un processus de plus d’une décennie durant lequel seront bâties les fondations de la jeune république. En 1787 se réunit la convention de Philadelphie, lors de laquelle sera adoptée la Constitution américaine. Cette dernière consacre la création d’un nouveau type de régime: la république fédérale.

Mais les débats ne sont pas encore terminés. Afin d’entrer en vigueur, la nouvelle constitution doit précisément être acceptée et ratifiée par au moins neuf Etats sur treize. La proposition de constitution fédérale «provoque des réactions contraires, parfois proches de l’hystérie chez les anti-fédéralistes les plus fanatiques», rappelle Denis Lacorne, spécialiste des Etats-Unis et professeur émérite à Sciences Po, dans L’invention de la République américaine. C’est dans ce contexte de débats intenses et parfois houleux qu’apparaît une somme impressionnante de pamphlets, de discours et d’articles défendant ou critiquant la nouvelle constitution.

Les fédéralistes et la crainte d’un Etat faible

Deux camps se font face: les fédéralistes, partisans de la constitution fédérale, et les anti-fédéralistes, qui s’y opposent. Le point central des débats concerne donc l’étendue des pouvoirs que les Etats membres doivent déléguer au gouvernement central. Aux yeux des fédéralistes, l’expérience de la Confédération est un échec. «[Hamilton] déplore[…] l’extrême faiblesse d’un “système national” qui précipite l’Amérique vers l’abîme d’une “anarchie imminente”. La menace est grande d’un despotisme des faibles.»

De plus, si une guerre devait éclater, le gouvernement serait bien mal équipé pour faire face au danger. Pour les fédéralistes, les innombrables particularités de chaque Etat empêchent même le commerce de se développer librement. Leur solution est la création d’un Etat fédéral aux pouvoirs étendus en matière de diplomatie et de commerce notamment.

Or, un pas de plus est franchi par les fédéralistes: ils proposent que le pouvoir central puisse imposer sa volonté aux Etats fédérés afin de conserver la cohérence de la nation via «la clause dite de suprématie» du droit fédéral sur le droit des Etats. Congrès, Cour suprême ou président, les institutions fédérales dans leur ensemble doivent disposer d’un pouvoir coercitif envers les Etats.

Les fédéralistes ne sont pas pour autant les partisans d’une monarchie, même élective. Leur principal souci, et le point sur lequel ils doivent faire le plus preuve de pédagogie, est l’importance d’empêcher la formation d’une quelconque tyrannie: «Comment freiner les excès inévitables de la démocratie sans la détruire? Comment empêcher qu’une majorité factieuse n’impose une conception injuste de l’intérêt général?» D’où l’infinie complexité du système de contre-pouvoirs mis en place entre les autorités législative, exécutive et judiciaire. L’objectif des fédéralistes est de «renverser le schéma constitutionnel» dans lequel les Etats détiennent la suprématie. Ils cherchent à «soumettre la périphérie des Etats à la suprématie du centre.»

L’anti-fédéralisme et la souveraineté des Etats

Les anti-fédéralistes, contrairement à ce que leur nom pourrait laisser supposer, «ne sont pas opposés à toute réforme. Ils reconnaissent les insuffisances de la Confédération[…].» Mais à l’instar de Thomas Jefferson, ils craignent «que la poussée nationaliste aille trop loin. Il[s] [sont] alarmé[s] par les projets de création d’un exécutif fédéral fort et unitaire». Aux yeux de ce dernier, tout comme de la plupart des anti-fédéralistes, les fédéralistes sont des «monarchistes en puissance». La crainte de leurs adversaires est que «la nouvelle nation fédérale, avec ses dimensions d’empire, son Sénat aristocratique et sa monarchie présidentielle risque de se comporter comme toute les monarchies absolutistes»: guerres de prestige, recherche de gloire, conquête de nouveaux territoires, palais somptueux, etc.

Les anti-fédéralistes, pour la plupart des hommes implantés localement dans leur Etat, estiment que la souveraineté ne devrait pas être divisée entre deux échelons. Ce sont les Etats qui possèdent la légitimité initiale et qui ensuite délèguent certaines tâches au pouvoir central. La possibilité qu’un gouvernement central, possiblement éloigné, puisse dicter leur conduite et leur imposer ses décisions est particulièrement insupportable aux anti-fédéralistes. Lesquels dénoncent «unanimement la clause dite de suprématie».

Un héritage contemporain

Même si la constitution fédérale finit par être adoptée par une majorité d’Etats, l’anti-fédéralisme ne disparaît pas pour autant. «Certains de leurs arguments devaient réapparaître à l’époque de la Guerre civile[…]» A bien des égards, «les critiques de l’establishment washingtonien, les contempteurs du “gouvernement des juges” sont tous, d’une certaine façon, les héritiers modernes des anti-fédéralistes.» Donald Trump y compris. Ainsi, le débat qui exista à la fin du XVIIIe siècle aux Etats-Unis trouve aujourd’hui un lointain écho.

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De même, les faiblesses de l’UE – dont son incapacité à se défendre et à agir rapidement sans se retrouver liée par quelque tyrannie de la minorité (venue de Hongrie ou d’ailleurs) – peuvent être mises en parallèle avec la Confédération des Etats-Unis, faible, incohérente et à la merci des influences étrangères, peu respectée et incapable d’agir. A l’heure où les premières propositions de réformes allant dans le sens d’une capacité d’action accrue dans de nombreux domaines apparaissent, les mots et les recommandations d’Alexander Hamilton gardent leur pertinence. A condition, bien sûr, d’éviter les pièges déjà mis en avant il y a plus de deux siècles autant par les fédéralistes que les anti-fédéralistes: la tyrannie de la majorité, le mépris de la représentation populaire ou encore le gouvernement des juges.

Ecrire à l’auteur: clement.guntern@leregardlibre.com

Crédit photo: © Pixabay

Vous venez de lire une analyse tirée de notre dossier «Les clivages d’aujourd’hui», contenu dans notre édition papier (Le Regard Libre N°90).

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