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Accueil » Des humains derrière les morts au Qatar

Des humains derrière les morts au Qatar7 minutes de lecture

par Diana-Alice Ramsauer
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morts au qatar

Alors que la Coupe du monde de football vient de démarrer, les auteurs des Esclaves de l’Homme-pétrole reviennent sur les scandales au Qatar. De multiples témoignages pour rendre compte des raisons qui poussent de nombreux travailleurs – et travailleuses! – à venir construire les pays du Golfe.

Tout d’abord, il y a les statistiques. Elles sont soumises à interprétation, mais on commence à les connaître. Plus de 6500 ouvriers sud-asiatiques sont morts au Qatar durant la dernière décennie. Des chiffres révélés par le Guardian en 2021. Ces chiffres sont évidemment sortis dans le cadre de l’organisation de la Coupe du monde de football qui a débuté le 20 novembre dernier.

Cet ouvrage Les esclaves de l’Homme-pétrole se propose d’analyser un autre chiffre: 10’000 travailleurs immigrés asiatiques meurent dans l’ensemble des pays du Golfe chaque année. Car on dira ce que l’on veut de l’organisation de cette grande messe footballistique. On peut la critiquer, boycotter, décider de voir ce qu’il y a de beau dans le foot ou s’en contrebalancer allègrement, reste qu’il y a une problématique bien plus globale. La migration dans les pays du Golfe est le résultat d’un système duquel chacun essaie de tirer un profit: le Qatar, l’Arabie Saoudit, le Koweït et autres Emirats arabes unis espèrent trouvent de la main-d’œuvre en suffisance, tandis que certains pays du sud, en Asie et en Afrique, tentent de trouver du travail pour faire vivre leur famille restée au pays. Il y a d’ailleurs certainement des gagnants et des perdants des deux côtés.

Qui sont ces travailleurs?

Il y a donc les chiffres: impressionnants, déstabilisants, soumis à interprétations, outils d’information et de désinformation. Et il y a les hommes et les femmes derrière. En plus des statistiques, ce sont ces témoignages que proposent les auteurs de ce livre. Un réel écosystème global retracé par de multiples histoires de vie.

Les auteurs Sébastien Castelier et Quentin Müller sont deux journalistes spécialistes dans la péninsule Arabique. Pour ce livre écrit en partie sous forme de «grand reportage» et en partie sous forme de témoignages, les deux hommes nous proposent d’abord le récit de la vie des ouvriers au Qatar. Grâce à des «fixeurs» (des sortes de guident locaux, souvent des journalistes régionaux), ils ont pu visiter la zone industrielle de Doha où logent 400’000 personnes, des travailleurs employés sur les chantiers de la construction des stades, mais également sur de nouvelles routes ou des centres commerciaux.

«Le Qatar et les patrons nous utilisent pour construire les stades puis ils nous jettent lorsque notre corps ne suit plus.»

Krishna Timilsina, 36 ans, Népalais, ouvrier sur les chantiers de la Coupe du monde 2022 de football.
morts au qatar
Ouvrier à Doha – Qatar 2008 © Jabiz Raisdana

Ils y décrivent les conditions de travail: les passeports confisqués, les logements insalubres pour une grande partie d’entre eux, les horaires infernaux, les salaires souvent bien plus bas que promis et parfois simplement pas payés, les morts. Et puis il y a également les problèmes de santé. L’eau offerte aux ouvriers n’est pas toujours de bonne qualité. Revenus au pays, les travailleurs présentent alors des problèmes de reins. L’alcool, interdit, y est également beaucoup consommé, avec les conséquences que l’on peut imaginer, entre autres des cirrhoses et des problématiques sociales.

Sans oublier les travailleuses

Mais ce qui est peut-être encore plus intéressant, c’est le récit de tous les autres travailleurs et travailleuses que les deux journalistes ont rencontrés. Les femmes tiennent une place importante dans ce livre. Elles sont par exemple employées comme domestiques. Pour certaines, et il faut aussi le mentionner, le séjour dans les pays du Golfe se passe bien. Mais pour bon nombre d’entre elles, il se solde par un emprisonnement dans les demeures de riches familles. Elles sont parfois battues, empêchées de dormir, violées. D’autres se retrouvent dans de réelles filières de traite d’humains. Venues pour s’occuper d’un foyer en tant que domestiques, elles sont forcées de se prostituer.

Pour faire suite à ces problématiques, les auteurs les ont interrogées de retour dans leur pays d’origine. Lorsqu’elles s’enfuient et réussissent à rentrer au pays, Kenya, Népal, Madagascar, Philippine, elles ne ressentent pas toujours un soulagement: rentrer sans argent, parfois avec un enfant illégitime, elles sont rejetées. Une double peine.

Comment elles apprennent à ne pas se faire violer

Preuve que cette migration n’est pas uniquement le fait de volonté individuelle, les auteurs du reportage mettent en lumière le rôle des agences de placement qui pullulent un peu partout dans ces pays d’Asie et d’Afrique. Des sortes «d’écoles de domestiques» spécialisées dans la migration dans la péninsule arabique ont ouvert au Kenya. Elles préparent les filles au travail sur place: de la gestion des appareils ménagers – souvent inexistants dans leur village – aux rudiments de la culture du Golfe.

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Quant à la prévention contre les violences, l’une des responsables de ces centres de formation résume les choses de cette manière: «Pour les abus sexuels, ça dépend beaucoup de comment la domestique se comporte face au boss. Si les attitudes ou les postures sont dans la séduction… On leur enseigne comment s’habiller pour éviter que ça arrive. Ma recommandation, c’est de surtout suivre les instructions de la femme, de ne pas trop interagir avec l’homme et de ne surtout jamais accepter son argent…» Reste que les témoignages horrifiants gonflent le volume du livre Les esclaves de l’Homme-pétrole.

 «Ce qui se passe dans le Golfe relève d’un réseau de travail forcé, supervisé par les politiques, sur fond d’un Etat qui ferme les yeux, de concert avec des agences de recrutement et des entreprises sans scrupules qui trompent les travailleurs pour les soumettre à des pratiques de travail profondément abusives.»

Nicholas McGeehan, codirecteur de fairesquare, ONG de défense des droits de l’Homme.

Construire le Qatar pour s’ériger une maison au pays

Notons également que ces deux journalistes ont interrogé des chercheurs, des responsables d’ONG, mais également de riches hommes d’affaires et des jeunes qui ont pu réaliser leurs rêves en émigrant. Exemples donnés: deux Philippins, un frère et une sœur, qui ont pu devenir danseurs au Qatar. Une vie dure, mais satisfaisante, revendiquent-ils. Plusieurs autres personnes racontent comment elles ont pu s’acheter une maison dans leur pays, offrant un futur ou des études à leurs enfants. Certains villages entiers en Inde ou au Soudan n’existeraient tout simplement pas sans les pays du Golfe, remarquent les deux auteurs.

A lire aussi | Voyage au Liberland (publié chez le même éditeur)

Si le côté «grand reportage» est restreint dans cet ouvrage, malgré la ligne éditoriale basée sur la narration aux éditions Marchialy, ce livre donne un aperçu des conséquences mondiales des activités économiques critiquées, à raison, dans la péninsule du Golfe. Et si chacun a son avis sur la Coupe du monde au Qatar, le plus grand scandale est encore à venir: lorsque les équipes de football internationales rentreront chez elle, le Qatar n’aura plus de comptes à rendre à l’opinion publique. Et on oubliera.

Ecrire à l’auteur: diana-alice.ramsauer@leregardlibre.com

Crédit photo: © Diana-Alice Ramsauer pour Le Regard Libre

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Illustration de couverture:

Des travailleurs étrangers attendent sur un chantier de construction après leur période de travail à The Pearl (Doha, Qatar) en 2018. Les bus en arrière-plan sont utilisés pour ramener les ouvriers chez eux. © Mosbatho / CC BY 4.0

Quentin Müller et Sébastien Castelier 
Les esclaves de l’homme-pétrole
Marchialy
2022 
400 pages

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