Le Regard Libre N° 44 – Hélène Lavoyer
L’amour! L’Amour «vrai»! Incessant partage dont jugements et craintes sont absents, complicité éternelle, permettant de braver à deux tous les périls d’une vie. Ce rêve, cette considération normative de la relation de couple et de l’amour, François Jullien (philosophe, helléniste et sinologue) l’attaque à travers une analyse fine de la sémantique et de la conscience que l’on a de l’«intime». Son essai De l’Intime affirme un genre unique de relation, un nouveau «vivre ensemble».
Plusieurs choses découlent de la réflexion sur l’intime que Jullien exemplifie en décortiquant Les Confessions de Rousseau, les écrits de Saint-Augustin ou encore deux romans de Stendhal. Ces auteurs ont en commun d’avoir abordé l’intime d’une façon similaire à celle que Jullien choisit pour nous persuader que l’intime est une ressource et une nouvelle façon d’aborder, de considérer et de vivre une relation à deux (qu’elle soit relation de couple ou d’amitié).
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Tout d’abord, observons cette langue qui, comme le dit si bien l’auteur, «pense». Que nous dit ce mot d’intime qui, quand on y pense, rapporte peut-être au très personnel, voire au sensuel? Intimus, en latin, est le superlatif d’intérieur. Mon intimité est donc «ce qu’il y a de plus intérieur à mon dedans» et il semble pertinent de noter que ceux qui parviennent à effleurer ce lieu intime – tant «méta-» que physique – sont pour nous des personnes proches, spéciales, nos intimes.
A travers cette dialectique de l’intime, le lien se fait entre l’intérieur et l’extérieur de soi, conduisant à une relation qui, pourrait-on simplifier, implique les deux parties sans en obliger aucune, et se construit non seulement grâce aux moments de partage qu’avec les briques que chacun pose spontanément. Mais pour accéder à l’intime – «basculer dans l’intime», dit Jullien – «[…] il ne faut pas seulement qu’un ‘‘moi’’ parle de ‘‘soi’’, se décrive et se raconte […]. Il ne lui suffit pas non plus d’ ‘‘ôter le masque’’».
Permettre en confiance
L’une des grandes choses que nous livre François Jullien dans cet essai est l’inutilité de la transparence totale, de l’étalage des détails du quotidien, pour la relation offerte dans l’intime. Ce dernier est confortable tant dans le silence que dans la parole, dans le geste que dans l’inertie. Cela, contrairement à la notion d’«amour» telle qu’elle s’est ancrée dans la conscience collective occidentale.
En dépit du fait que nous sommes beaucoup ici-bas à penser sortir du lot, lorsqu’il s’agit d’amour, il me semble que des schémas établis sur plusieurs siècles de littérature, de philosophie, de patriarcat, continuent de restreindre le champ relationnel possible dans notre esprit. Bâti sur deux bases dont Jullien parle bien – l’amour par le manque (eros) et l’amour par le sacrifice (agapê) – l’amour a besoin de la présence de l’autre, pour s’en saisir aussi bien que pour s’y perdre.
«C’est pourquoi [l’intime] n’exige pas la présence, peut se développer dans l’absence. Dans l’absence, on peut rester ‘‘auprès’’.»
Du reste, n’avons-nous pas, et aujourd’hui peut-être plus que jamais avec l’exposition quasi intégrale du quotidien sur les réseaux sociaux, renforcé les frontières gardant fermement le plus intime de nous-mêmes? Ce «moi», n’est-il pas justement ce que je conserve de possibles souffrances? Il est à protéger et à aimer. Aimer se fiche du bien-pensant, des normes. Mais aussi, il n’a cure que de la possibilité offerte par un autre d’entrer sans crainte dans son intimité.
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Dans l’intime, les frontières du «moi» qui ne veut pas souffrir – et qui veut être aimé – tombent. Il ne s’agit pas de permettre à tout un chacun de pénétrer mon intériorité, ce plus «en-dedans» que moi-même, mais d’offrir la possibilité à un autre de regarder cet espace sans méfiance ni crainte. Et ne pourrait-on pas voir aussi une nouvelle fenêtre pour la relation à soi, puisqu’une fois les frontières délaissées, je ne surveille plus qui peut m’atteindre, mais écoute comment mon propre intérieur réagit à l’autre?
Une responsabilité
Dès lors que l’intérieur de l’autre est accessible et que le mien le rencontre, un profond respect s’installe. Car l’aspect unique et particulier de l’intime se reconnaît, à la façon d’un coup de foudre que l’on devine. En fait, c’est la valeur immense de l’autre qui est reconnue, parce qu’il est ce qu’il est, pour ce qu’il est et pour cette certitude de pouvoir partager quelque chose – une émotion, un geste, un silence ou un paysage – dans la spontanéité de l’instant.
Non seulement Jullien décrit ce respect, mais il parle également d’une responsabilité. En effet, en reconnaissant à l’autre toute sa valeur, nous lui reconnaissons surtout son humanité et, celle-ci mise à nu de la même façon que la nôtre, les bassesses deviennent inimaginables et inutiles. C’est, dans l’essai, la partie réservée à la morale:
«C’est la situation engagée, l’intimité à laquelle on a accédé, qui d’elle-même m’en empêche: non que je le ‘‘veuille’’ (le zèle de la ‘‘bonne volonté’’) ni non plus que je prétendre à être ‘‘vertueux’’ (il n’est rien de plus suspect que les mots d’ordres altruistes), mais, comme nous avons tous deux basculés ‘‘d’un même côté’’, que cet Autre, j’ai commencé de le rencontrer, tout ma conduite, et non seulement à son égard, s’en trouve d’elle-même transformée.»
Finalement, François Jullien livre une analyse fine de la notion d’intime, avec précision et patience; il ouvre de nouveaux champs de réflexion, notamment sur nos différentes façons de vivre des relations amicales ou amoureuses, ce que l’on y cherche et ce qu’on n’y attendait pas.
Ecrire à l’auteur: helene.lavoyer@leregardlibre.com
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