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L’étrange définition de la liberté d’expression selon Justin Trudeau8 minutes de lecture

par Jonas Follonier
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Article inédit – Jonas Follonier

Récemment, le premier ministre du Canada Justin Trudeau a déclaré publiquement que, selon lui, «la liberté d’expression n’est pas sans limites». Il s’agirait de toujours bien réfléchir si ce que l’on dit est potentiellement blessant pour des personnes. Conception ô combien curieuse d’un droit pourtant rudimentaire pour tout esprit libéral! Curieuse au sens d’étrange, mais pas curieuse au sens d’étonnante: les communautaristes ne sont pas à un délire près.

La réaction du monde politique français face à la décapitation de Samuel Paty ne s’était pas fait attendre, unanime sur la nécessité de rappeler coûte que coûte que la liberté d’expression inclut la possibilité de blasphémer et que la France doit défendre sa laïcité – c’est un minimum, disons. La réaction de Justin Trudeau, elle, était arrivée bien plus tard: il lui avait fallu onze jours et une motion déposée par le Bloc québécois pour qu’il daignât prendre la parole. Déjà critiqué pour cette lenteur quasi coupable, voilà que le chef du Parti libéral du Canada s’est encore un peu plus enfoncé dans l’ambiguïté lors d’une conférence de presse le 30 octobre dernier avec cette réponse à une question portant sur le droit de caricaturer:

«La liberté d’expression n’est pas sans limites. […] Nous nous devons d’agir avec respect pour les autres et de chercher à ne pas blesser de façon arbitraire ou inutile ceux avec qui nous sommes en train de partager une société et une planète», a estimé l’homme d’Etat se considérant comme un libéral progressiste. Or, s’il y a une ligne politique que suit cette déclaration, c’est celle du communautarisme et non du libéralisme. Ce n’est plus l’individu, quel qu’il soit, qui a des droits inaliénables, tels que celui de s’exprimer: ce sont les communautés qui ont des droits «à la reconnaissance», «au respect», nous disent les nouvelles forces de progrès à la mode Trudeau. Après tout, est-ce bien grave? La liberté d’entreprendre n’est-elle pas la plus importante? Le libéral ne pourrait-il pas s’accommoder d’une invitation à quelques dessinateurs laïcards de modérer leurs gribouillages?

Ce serait là ne rien comprendre à l’essence de la liberté. Celle-ci se mesure aux détails autant que le diable s’y cache. Et le grand penseur libéral Alexis de Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique (1840), avait déjà prophétisé une époque où l’on oublierait ce fait fondamental: «Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l’avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière; il en couvre la surface d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige; il force rarement d’agir, mais il s’oppose sans cesse à ce qu’on agisse; il ne détruit point, il empêche de naître; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger.»

Plus récemment, dans les colonnes du Regard Libre, l’historien tout aussi libéral Olivier Meuwly s’inquiétait du fait qu’effectivement, les «droits à» (droits dits «positifs», prisés par les gauchistes) prennent peu à peu le dessus sur les «droits de» (droits dits « négatifs »): «[…] pour la droite qui est globalement libérale, hormis les héritiers de la droite catholique conservatrice, les droits de l’homme sont ceux de la Révolution française et américaine. Il semble fondamental d’avoir des droits supérieurs protégeant les libertés individuelles.» Les nouveaux «droits» qui ne sont pas des libertés individuelles constituent donc un risque couru par la liberté de chacun au nom de l’égalitarisme. Le communautarisme n’en est qu’une variante. Il est paradoxal que cette manière non-occidentale de concevoir la société ait séduit des nations qui avaient fortement contribué à forger l’idée libérale, à savoir les pays anglo-saxons.

L’universalisme, dans lequel nous pouvons trouver les germes aussi bien de la laïcité à la française – dont on parle sûrement un peu trop, car ce n’est pas vraiment le sujet – que des droits naturels de tout être humain et, sur le plan institutionnel, de l’Etat de droit de nos nations occidentales, défend une conception opposée à celle du communautarisme dans lequel le Canada est empêtré. Il n’y a aucune limite à la liberté d’expression; l’auto-censure est injustifiable. Tout individu est libre de ses opinions, y compris provocatrices, y compris moqueuses. Pour reprendre les mots de la philosophe Simone Weil, qui – c’est le moins que l’on puisse dire – n’était pas une réactionnaire, «la liberté d’expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu’elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l’intelligence» (L’Enracinement, 1949). Il en va de l’esprit de débat autant que du principe fondamental de liberté, d’ailleurs.

Cela étant, précisons qu’évidemment, il existe des codes sur la manière de nous adresser aux autres. Mais ces codes ne sont pas politiques, ils relèvent des manières, de la civilité, de l’éducation. Précisons aussi qu’évidemment, nuire à autrui, porter atteinte à son prochain, à son intégrité, n’est pas tolérable. Cela, nous le tenons en Occident de notre tradition judéo-chrétienne qui fonde la distinction entre la personne et ses croyances ou ses actes. C’est dans cette tradition culturelle que s’est bâtie au fil des siècles notre tradition politique moderne, donnant naissance aux droits universels de l’homme et du citoyen.

Or justement, s’attaquer au prophète dans un journal ou dans un dessin, c’est s’attaquer à une croyance, voire à l’instrumentalisation de cette croyance: c’est donc un droit, et même en quelque sorte un devoir si l’on part du principe que pour faire usage de son intelligence, il faut analyser, critiquer. Les Lumières, c’est la raison, donc la critique. L’israélo-suisse Carlo Strenger va jusqu’à dire le «mépris civilisé» dans un ouvrage portant cette expression comme titre (2015): «Une culture du mépris civilisé se fonde […] sur la volonté de faire valoir ce mode de pensée avec toutes les conséquences que cela entraîne – tel est le principe qui permet de se forger une opinion responsable.» Lumières versus bien-pensance.

A lire aussi: L’attitude libérale

En ramenant la question des caricatures à une «communauté» qui serait «stigmatisée», Trudeau – en a-t-il seulement conscience? – tombe dans le piège des terroristes. L’air de rien, pour des raisons soi-disant vertueuses et bien plus raisonnablement par clientélisme électoral, le donneur de leçons du Canada met dans le même panier musulmans et islamistes et confond musulmans et islam, comme si aucun musulman n’était capable de se dissocier de l’idée que le blasphème mérite une punition. Alors même que les Trudeau nous bassinent avec le «pas d’amalgame», ce sont eux qui se retrouvent à appeler de leurs vœux la fidélité demandée par les islamistes aux musulmans envers leur prétendue «communauté». Ce sont eux qui renforcent la terreur déclaration après déclaration, loi après loi, sottise après sottise. A l’inverse, la justesse d’un Emmanuel Macron – «en France, il n’y a qu’une seule communauté, la communauté nationale» – en ressort plus fortement.

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Justin Trudeau, pour le dire crûment, n’est pas Charlie. Or, être Charlie n’a jamais consisté à préférer leur humour à l’ironie d’un Philip Roth. Tout ce que le bon sens demande, c’est d’accepter que l’on puisse encore parler, dessiner, vivre librement dans notre coin du monde. Et comme l’a bien relevé le journaliste Konrad Yakabuski dans le quotidien canadien Le Devoir, le fait que le premier ministre soit revenu depuis sur ses déclarations, en assurant qu’il ne condamnait pas les caricatures de Charlie Hebdo, ne change rien à l’affaire. Car «le mal [est] fait. Si ça lui a pris deux semaines pour préciser sa pensée sur la liberté d’expression, c’est parce qu’il n’y tient pas tant que cela.» En réalité, le fait que Trudeau ait précisé deux semaines plus tard qu’il ne condamnait pas les caricatures est un geste qui devrait même nous glacer: cela nous montre justement qu’il devait le préciser. Pour s’en convaincre lui-même?

Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com

Crédit photo: Wikimedia CC BY 3.0

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