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Qu’est-ce qu’une œuvre musicale?6 minutes de lecture

par Jonas Follonier
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Le Regard Libre N° 18 – Jonas Follonier

La philosophie, telle que nous l’entendons ici, aime poser des questions et y apporter des réponses rationnelles. De nombreuses questions philosophiques commencent par «Qu’est-ce que…?». Dans ce genre d’entreprises, il s’agit de chercher le genre de réalité que possède la chose que nous étudions, de faire une ontologie. Le présent article vise à proposer une ontologie de l’œuvre d’art, et plus spécifiquement de l’œuvre musicale.

Nombreuses sont les théories proposant une ontologie de l’œuvre d’art. La première d’entre elles, la plus primaire dirions-nous avec retenue, est la théorie physicaliste. Celle-ci identifie l’œuvre d’art à un objet possédant des propriétés physiques. Essayons de penser comme les physicalistes. Deux objets physiques s’offrent alors à nous pour décrire la réalité d’une œuvre musicale: ou bien celle-ci est identique à une partition, ou bien elle est identique à une interprétation.

Prenons la première hypothèse et voyons les problèmes qu’elle pose. Premièrement, si la partition de La Bohème était détruite, cela voudrait dire que cette chanson d’Aznavour serait détruite: cela est absurde. Deuxièmement, une œuvre musicale s’écoute, tandis qu’une partition se lit. Ensuite, à quelle partition faudrait-il identifier une œuvre musicale pour laquelle il en existe plusieurs? Si c’est à son manuscrit, cela impliquerait que les personnes qui ont eu la chance de voir le manuscrit connaissent mieux l’œuvre en question que les autres. Une telle possibilité est invraisemblable.

Quant à la seconde hypothèse, selon laquelle l’œuvre musicale serait identique à son interprétation, elle est tout aussi problématique. En effet, une œuvre musicale aurait une existence intermittente: Papaoutai existerait quand Stromae la chante et cesserait d’exister entre les différentes interprétations. De plus, la théorie n’arrive pas expliquer le fait qu’on puisse aimer les Quatre saisons de Vivaldi et ne pas aimer une exécution de cette œuvre. Enfin, force est de constater qu’une interprétation peut être plus ou moins fidèle à son œuvre; elle ne peut donc pas être cette œuvre.

Cette théorie comporte beaucoup de défauts irrémédiables et il est donc tout à fait convenable de la rejeter. Examinons une théorie radicalement opposée qui propose d’identifier l’œuvre d’art (et donc aussi l’œuvre musicale) à une autre sorte d’objet: un objet mental.

La théorie idéaliste postule qu’une œuvre consiste en une entité se trouvant dans notre esprit. Elle serait donc quelque chose de privé et non de public. Croce, un idéaliste italien, définit l’œuvre d’art comme étant une «intuition lyrique», c’est-à-dire une expérience psychologique faite à la fois d’images et d’émotions. L’artiste aurait lui-même cette intuition lyrique et son travail reviendrait à produire un support matériel capable de nous faire ressentir à notre tour cette intuition lyrique.

Or si cette théorie était vraie, il y aurait autant d’œuvres musicales que de personnes qui en font l’expérience. Il existerait donc des millions de L’hymne à l’amour. Quelle façon curieuse d’envisager les choses! De même, nous retomberions sur le problème de l’existence intermittente que nous avons rencontré avec le physicalisme: l’œuvre commencerait à exister plusieurs fois. Bien d’autres raisons nous poussent à rejeter l’idéalisme: il est par exemple difficile d’accepter qu’une œuvre ne serait pas perceptible par nos sens, mais seulement par notre esprit, quand on sait que déjà l’étymologie du mot «esthétique» renvoie à la perception sensible (aesthesis).

Il est donc temps de nous engouffrer dans une troisième voie, celle de Richard Wollheim et de sa distinction entre «types» et «particuliers». Selon lui, une œuvre musicale serait un type et ses interprétations des particuliers. La voix du Crooner de Francis Cabrel comme type et les interprétations de cette chanson comme particuliers auront des propriétés communes (par exemple le fait de commencer en do); il y aura en outre des propriétés propres au type (par exemple le fait d’être composé par Francis Cabrel) et des propriétés propres aux particuliers (par exemple le fait d’être interprété à l’Arena de Genève le 18 mars 2016 à 20h00).

Nicholas Wolterstorff apporte à cette théorie une modification pertinente. Ce dernier remarque qu’un type ne peut avoir de propriétés physiques, comme le fait de commencer en do, car un type est une entité abstraite. Par conséquent, le vrai sens de «commencer en do» en parlant de l’œuvre est: «être telle qu’aucune chose ne peut être une interprétation correcte de cette œuvre sans commencer en do». De plus, Wolterstorff ajoute une caractéristique essentielle à l’œuvre musicale qui la distingue ainsi des autres œuvres d’art: la norme (concrétisée par la partition), qui détermine une séquence sonore. Cela permet de dire que l’interprétation d’une œuvre doit nécessairement se faire après la composition de celle-ci.

Nous arrivons ici face à une situation intrigante. Une séquence sonore est un objet mathématisable; or un objet mathématisable existe de toute éternité. On n’a pas créé le nombre pi, on l’a découvert. Il semblerait que de la même manière, un compositeur ne crée pas une séquence sonore, mais la découvre. Jerrold Levinson est un philosophe qui ne supporte pas cette conclusion. C’est pourquoi dans son article «What a Musical Work Is» datant de 1991, il va défendre le fait qu’une œuvre musicale ne peut pas exister avant qu’on la compose.

Il va ajouter à la théorie de Wolterstorff la condition selon laquelle les propriétés esthétiques d’une œuvre musicale dépendent du contexte historique de sa création (le caractère avant-gardiste d’un morceau, par exemple, est intimement lié à l’époque à laquelle il a été composé). De même, l’instrumentation prévue est jugée par Levinson comme étant essentielle à l’œuvre. Pour satisfaire la condition selon laquelle une œuvre ne doit pas exister avant qu’on la compose, Levinson va définir l’œuvre musicale comme une relation triadique entre un artiste, une structure sonore et instrumentale et un moment donné du temps. Ainsi, quand un artiste compose une œuvre, il n’invente pas une structure sonore et instrumentale: il la fixe dans le temps.

Certains événements dans l’histoire de la musique laissent penser que Levinson a touché par sa nouvelle définition à une réalité profonde et qui nous mène dans des domaines de compréhension se situant à la limite du divin et de l’inexplicable. C’est le cas, par exemple, du contexte de création du chef-d’œuvre Goodbye Marylou. La mélodie de ce titre issu de l’album Kâma-Sutrâ, conçu par Polnareff alors qu’il commençait à devenir aveugle, est construite sur une harmonie qui n’avait été utilisée sur aucune chanson auparavant. Polnareff a eu l’occasion de raconter à plusieurs reprises que ce titre lui a été insufflé d’ailleurs; qu’il a découvert en 1988 quelque chose qui n’existait pas encore mais qui néanmoins n’était pas de lui… Le chanteur écrit dans son autobiographie:

«Il y a des musiques qui m’ont été dictées. Quand je les écoute, je sais que ce n’est pas moi qui les ai faites, même si j’en suis le compositeur. Elles ne sont de personne d’autre, elles n’existaient pas avant que je les compose, mais je sais qu’elles ne sont pas de moi. J’évoquais déjà cet étrange phénomène en 1972 dans une interview à A bout portant, au sujet de Qui a tué grand-maman. Elle a été dictée. C’est vrai que je l’ai écrite pour Lucien Morisse dont le suicide m’avait beaucoup affecté.

Je l’ai vérifié encore des années plus tard quand j’ai composé Goodbye Marylou. […] Quand j’ai écouté ce truc-là, j’avais l’impression que c’était quelqu’un d’autre qui l’avait écrit. J’avais même peur d’avoir éventuellement copié quelqu’un ou écouté quelque chose pendant que je dormais. C’était comme si une force supérieure m’avait dicté la mélodie. Parce qu’elle n’appartenait à aucun système harmonique que je connaissais.»

Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com

Crédit photo: philsbook.com

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