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La théorie de la vallée dérangeante5 minutes de lecture

par Le Regard Libre
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Le Regard Libre N° 23 – Léa Farine

La vallée de l’étrange, « uncanny valley » en anglais, est une expérience élaborée et publiée par le roboticien japonais Masahiro Mori dans les années septante. Selon lui, plus un objet animé ou non nous ressemble, plus il est susceptible de déclencher un sentiment de familiarité chez l’observateur humain. Par exemple, des objets tels qu’un animal en peluche, un robot industriel, domestique ou humanoïde, suscitent tous une telle impression à des amplitudes différentes. Cependant, à partir d’un certain degré de similarité, situé juste en deçà de la représentation parfaite, le sentiment d’empathie chute brutalement. Le familier, alors, se fait dérangeant. C’est ce qui se passe, toujours selon Mori, quand nous sommes face à des cadavres, des zombies, des robots très bien imités mais dont nous percevons les imperfections ou encore, au premier abord, des êtres humains atteints de difformité au visage, ou brûlés, par exemple. Dès lors, une tondeuse électrique automatique, un ours en peluche, ou même une figurine informe sur laquelle on a dessiné deux yeux, nous paraissent plus familières qu’un zombie, qu’un cadavre ou qu’une prothèse de main qui, pourtant, nous ressemblent bien plus.

Une expérience pseudo-scientifique

L’expérience est contestée principalement sur un point. Si l’on peut connaître de façon relativement sûre et statistique le sentiment provoqué par tel ou tel objet chez un observateur, par exemple, si l’on peut constater que dans un certain pourcentage des cas étudiés, le cadavre provoque une impression de rejet et l’ours en peluche un sentiment de familiarité, la similarité avec l’être humain est par contre difficilement quantifiable. Le problème se pose, si l’on regarde le graphique, avec la marionnette buraki. Comment peut-on définir si celle-ci a ou non une apparence plus humaine qu’un cadavre ? Peut-être se trouve-t-elle en-deçà et non au-delà de la vallée de l’étrange. De la même manière, le visage de la statue de Bouddha, que Mori considère comme l’expression artistique de l’idéal humain, ne nous ressemble pas forcément plus qu’un robot humanoïde.

Le « familier étrange »

Bien que manifestement pseudo-scientifique, l’expérience a néanmoins une portée philosophique sur laquelle il vaut la peine de s’attarder. Pour cela, il nous faut revenir au concept de « unheimlich », « das Unheimliche », théorisé par Freud et souvent traduit en français par « inquiétante étrangeté », ce qui est légèrement incorrect. En effet, le mot « heimlich », dont la traduction littérale est « secret », renvoie également au mot « Heim », la maison, le foyer. « Unheimlich », alors, qui signifie « bizarre », « étrange », désigne en quelque sorte ce qui dérange parce qu’intime, parce que familier, parce qu’appartenant à soi. Dès lors, une meilleure traduction qu’« inquiétante étrangeté » pourrait être « le familier étrange » ou « le non familier intime ». Plus concrètement, « das Unheimliche » désigne un sentiment d’étrangeté suscité par des éléments qui, normalement, sont ou devraient être familiers mais qui, pour différentes raisons, deviennent bizarres, ou dérangeants. Reprenons l’exemple des zombies, des cadavres ou des fantômes. Ceux-ci engendrent de l’angoisse précisément parce qu’ils sont assez familiers pour être reconnus comme très proches, voire même comme des doubles, mais à la fois renvoient à une peur intime elle aussi, celle de la mort.

Toutefois – et c’est la raison pour laquelle l’expérience de la vallée de l’étrange détient une importante dimension subjective qui la dévalue scientifiquement – chez tous les individus, dans toutes les sociétés et toutes les époques, le rapport à la mort diffère selon que la crainte de cette dernière est plus ou moins refoulée, parce que c’est le refoulement qui constitue la hantise caractéristique du sentiment d’étrangeté. Or les sociétés occidentales rejettent massivement la mort comme composante de la vie – on l’occulte, on la cache sous le tapis. Il y a déni. Mais elle revient, dans une forme de réalité masquée, par exemple quand face à un cadavre, ou un zombie, nous sommes pris d’une impression d’angoisse, ou d’étrangeté. Pourtant, si la mort est universellement triste, sentiment normal et conscient déclenché par le phénomène, elle n’est pas universellement effrayante – dans beaucoup de rites cultuels, certains rites de passage par exemple, on se livre même à des expériences potentiellement mortelles justement afin de s’assurer, et d’assurer à la communauté, qu’on a assez de force pour vivre sa vie d’adulte, avec tous les dangers qu’elle comporte.

Peur et refoulement

De manière générale, toute peur ou expérience refoulée, soit par un individu, soit par une société toute entière, peut revenir sous forme d’un sentiment d’inquiétante étrangeté. Ainsi, ce qui caractérise le plus sûrement et le plus précisément ce sentiment, c’est justement le retour, une forme de hantise par rapport à un élément qui « rappelle de façon répétitive », jusqu’à ce que la peur originelle soit mise en lumière, donc jusqu’à ce que cesse le refoulement. A ce moment-là, elle perd son caractère inquiétant pour redevenir familière, puisque connue, identifiée, intégrée. En général, selon Freud, les craintes donnant lieu à un refoulement sont liées de près ou de loin à la mort ou à la sexualité. J’ajouterais pour ma part que cette grille de lecture, bien que contestable sur certains points de détails, semble adéquate puisque comme les autres animaux, nous sommes mus avant tout par le désir de vivre et de nous reproduire.

L’inconnu en nous-mêmes

Pour en revenir à l’expérience de Mori, à la lumière de ce qui vient d’être dit, je pense que son intérêt réside non pas en ce qu’elle identifie ce qui appartient ou non à la « vallée de l’étrange », parce que rien n’y appartient ou alors de manière non définitive, mais au-deçà, en ce qu’elle nomme ce lieu hanté qui, individuellement ou pour la société toute entière, constitue la sombre fosse où évoluent les spectres situés à la lisière de nos consciences – spectres qui peuvent prendre une infinité de formes différentes. Dès lors, l’angoisse, la peur, ne sont le plus souvent pas liées au monde extérieur ou à l’autre, mais, au contraire, à l’intime, à soi, à l’inconnu en nous-mêmes. C’est pourquoi ces dernières sont irrationnelles et doivent être reconnues comme telles, intégrées, afin de permettre une progression vers une conscience de plus en plus approfondie. La liberté, réelle, éclairée, ne me semble pas se composer d’autre chose que cela.

Ecrire à l’auteur : lea.farine@leregardlibre.com

Crédit photo : © Elias Jutzet / Le Regard Libre

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