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«Le Sang», extrait n° 24 minutes de lecture

par Sébastien Oreiller
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Le Regard Libre N° 25 – Sébastien Oreiller

Chapitre I : La Perte (suite)

En sortant, il suivit la procession, au-dehors du village, jusqu’à la petite chapelle au milieu des hautes herbes. C’était la liturgie des jeunes, celle de la Saint-Jean, qui a lieu le soir, tard, et où le prêtre célébrait la nuit la plus longue avec un petit autel de bois, sur le parvis rustique. Il prit place au milieu des fidèles, debout parmi eux, et comme eux ne pensait pas encore à la fête qui se préparait au village, au vin et au chant, aux ivrognes et aux païens qui les attendaient déjà, et ne participaient pas au culte divin. Il voulait encore un moment respirer la lumière de cette nuit presque claire, où les chevelures brillaient dans la pénombre, et les peaux pâles des jeunes filles, et leurs yeux. Le service commença, et en s’agenouillant dans l’herbe, il put saisir un instant comment les plantes croissaient sous le soleil du créateur. Il était beau que personne ne parlât. Quand le prêtre éleva l’hostie, il ne pensa plus à sa jeunesse, et oublia qu’il l’avait perdue, comme les rêves se dissipent peu à peu au milieu de la journée, et que le souvenir qui nous était clair au matin ne peut plus être appréhendé le soir, quoiqu’il demeure présent. Mais il ne trouva pas la force de se lever, et d’aller communier. La mémoire de sa jeunesse lui revenait. Il se sentait sale. Peut-être sale de l’avoir perdue, alors qu’il aurait dû veiller sur elle avec plus d’attention, et la chérir comme le soleil chérit la vigne, et donne du vin. Peut-être avait-elle détesté son égoïsme coupable, et s’était-elle enfuie parce qu’il était un monstre, ou qu’il était simplement devenu trop vieux pour elle, sans rire et sans joie, promis à la fatigue et aux regrets. Non, il n’oserait pas s’avancer, et recevoir le Christ dans sa bouche, agenouillé qu’il était, quand ses mains étaient si sales, ou allaient le devenir. Pas sans elle en tout cas, pas sans elle pour lui tenir le bras, et le soutenir. Au lieu de cela, il fit son deuil, en versant une larme sur les herbes, puis se leva. Le sel de la terre, pensa-t-il.

On alluma le feu. Le bûcher s’éparpilla en écailles de flammes alentours, comme autant d’âmes qui montent puis s’éteignent. La chaleur était si pesante qu’on craignait que le foyer n’embrasât le monde alentours, la campagne et les récoltes. Au même moment, la nuit finit par tomber, et des flammes s’élevèrent les voix des petits enfants, et des jeunes vierges qui dansaient. Elles chantaient un hymne à ce pays qu’elles aimaient, au ciel qui était clair, et à la terre surtout, généreuse, qu’on avait reçue et qui ne nous appartenait pas, cette terre dont elles étaient peut-être la fiancée païenne, offerte en sacrifice pour la fécondité du sol, qui travaillait pour elle, et ne vieillissait jamais. Il tourna le dos, infécond qu’il était, et rentra au village.

Son ami l’attendait. Il était gros, et comme lui vêtu de ces rudes chemises de gros drap qui ne semblaient douces que parce qu’on les avait héritées du père, comme ces bas qui ne piquaient pas parce que c’étaient les mains de la mère qui les avaient cousues et recousues ; il n’y en avait pas d’autres. L’ami était laid. Il le savait, et peut-être le gardait-il avec lui à cause de cela, pour alléger un instant ses soucis, cruellement, en le regardant se frayer un chemin, malhabile, entre les rues encombrées, devenir rouge et poisseux d’alcool ; le regard des femmes se posait sur l’ami quelques instants, sans frémir. Puis, elles détouraient le regard, croisaient le sien, et elles voyaient qu’il avait vu, et elles baissaient les yeux de honte, de honte d’être ainsi faites. Mais il savait également que la laideur appelait à la laideur et qu’elle déteignait sur lui d’une certaine manière ; peut-être était-ce mieux ainsi. Telles étaient ses pensées, assis sur sur un banc de la grand’rue, des pensées fugaces comme l’ombre des flambeaux sur les visages des hommes, au son du violoneux ivre. Il était déjà tard, et l’ami s’était endormi à côté de lui. Il porta aux lèvres la coupe de vin trouble et regarda les jeunes filles passer. C’était le vin de la communauté, celui que tout le monde buvait et aimait quand même, presque amer, un peu épais de lie. Plus tard, il goûta au vin de la ville, celui des grandes occasions, riche et frais, et pourtant il ne retrouva pas sur ses lèvres le goût enfantin, presque sale, du vin d’ici.

Quand il se leva pour remplir sa coupe au tonneau, il tomba sur la fille que tout le monde connaissait. « Tu as laissé ton ami, finalement ? » lui dit-elle. Il lui dit de se taire et d’aller dormir. Elle irait bien dormir, mais pas seule. C’était ce qu’elle disait à tout le monde, il le savait, et il le lui dit en lui riant à la figure. Il s’en était déjà retourné mais il fit volteface. Ravisé, il la saisit de sa grosse main et l’emmena quelque part à l’ombre.

Ecrire à l’auteur : sebastien.oreiller@netplus.ch

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