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«Le désert… c’est comme l’idée de l’éternité», mars 1970 – août 19795 minutes de lecture

par Loris S. Musumeci
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Le Regard Libre N° 27 – Loris S. Musumeci

Jours fastes (6/6)

Riches et profondément attachants que ces Jours fastes s’étendant de 1942 à 1979. La correspondance des deux époux écrivains Corinna Bille et Maurice Chappaz s’achève dans les parfums d’Afrique et les couleurs d’Asie par le cinquième chapitre : « Le désert… c’est comme l’idée de l’éternité » (1970 à 1979).

L’Afrique post-familiale

« Mais le désert, Maurice, le désert… c’est comme l’idée de l’éternité qu’on ne peut comprendre avant de la vivre. »

Telle est la première impression marquante du voyage de Corinna vers l’Afrique. Le désert. Contemplé dans l’éternité d’un regard ébloui au hublot. L’aventurière n’est pas au bout de ses surprises. Elle a encore tout à découvrir du nègre continent. De plus, les retrouvailles avec son fils Blaise, établi à Abidjan pour le travail, ne sont qu’un prétexte trop heureux.

« J’ai été émue de voir que Blaise avait parfois le mal du pays, je pense qu’on l’a au bout d’un certain temps. Il songe à avoir une maison en Valais. Tout ce que je puis lui raconter de la famille l’intéresse beaucoup et je n’oublierai pas avec quelle avidité bouleversante, il s’est jeté sur les petites provisions apportées depuis Sierre et Bagnes. »

L’odeur d’Afrique.

« Nous voici au cœur d’une civilisation paysanne, l’air sent bon le foin, les villages ont exactement l’odeur de Chandolin, l’odeur du bois qui brûle sous les marmites noires des femmes posées sur des pierres, l’odeur des vaches maigres, l’odeur aussi de la terre rouge. La terre est toujours rouge, les villages sont rouges, je les aime, je me sens bien parmi ces cases rondes, ces minuscules tours rondes aux toitures de chaume qui sont les greniers. »

Ses eaux larges.

« Nous nous sommes baignés dans les eaux tièdes et rougeâtres à cause du sable. Il y a des crocodiles, mais on ne les voit jamais, ils se cachent dans les criques très retirées. Ces lagunes d’eau douce sont comme une douzaine de Lacs-des-Quatre-Cantons avec des méandres innombrables qui se perdent entre les collines basses et la forêt équatoriale. »

Son ciel de faïence.

« J’aime aussi la chaleur, le soleil le soir qui est comme une lune dans le brouillard et cette nuit qui tombe d’un coup à sept heures. »

La majesté de ses femmes.

« Les femmes aussi sont très belles, d’une élégance bouleversante dans les draperies qui les moulent et leur tombent toujours jusqu’aux pieds. Parfois une épaule est nue : dans le nord beaucoup vont les seins nus (mais alors c’est comme en Europe : des beaux et des laids). Mais elles ont toutes une grâce étonnante : elles sont assez effrontées parfois mais aussi réservées, pudiques. J’ai surpris des regards admirables. »

Enfin, son peuple.

« Oui, j’aime le peuple noir à cause de la gaieté si proche de l’enfance, proche de la mienne. Et ils ne sont jamais nerveux, toujours lents et décontractés. »

L’Orient itinérant

« Marie-Noëlle [ndrl : fille de Corinna et Maurice] travaille bravement. Blaise en Afrique aussi, il m’écrit. On attend le retour d’Achille. »

Achille accompagne son père, Maurice, dans son expédition pour l’Asie avec un groupe de Valaisans. Corinna attend joyeusement leur retour. Parallèlement aux voyages, les lettres témoignent d’une belle unité demeurée en famille.

La distance errante donne également lieu à la perpétuelle affection des deux écrivains.

« Chère Fifon [ndrl : surnom de Corinna pour Maurice], je te redis combien je t’aime en étant fier d’Achille, combien je t’aime en découvrant des objets ou des paysages car tout ce qui est nouveau me rappelle tes yeux émerveillés
avec mon amour tendre
à ma façon
Maurice »

Quant aux trésors des étapes orientales en eux-mêmes, Maurice ne ménage pas ses mots pour en détailler ses sensations les plus poétiques.

« Istanbul trois jours. J’ai aimé le pont qui tremble de Galata et son fourmillement de poissons et d’hommes. Des bières, des cafés. Les narguilés. Le soir c’est le déluge très doux des brumes de couleurs. Tout est doré. Tout est violet. La ville est si bruyante qu’elle nous assomme. Je me suis limité à la Mosquée bleue et au Bazar. Ce qui est turc oscille tout le temps entre la brutalité, la cordialité, la curiosité. Tous forts. Petits ou grands, tordus, difformes. Taillés ou plutôt dégrossis à coups de hache par des myopes. Les rues : aucune règle de circulation, les autos foncent ou tournent à gauche ou à droite (ça n’existe pas) comme des buffles. Et l’odeur : une puissante haleine d’excréments et de petit lait très aigre. »

A Erzurum.

« Allée de peupliers. Petite ville basse, étagée avec ceinture de forteresse. La lumière s’affirme jusque sur le dos des moutons blancs. »

En Iran.

« Les couleurs changent en Iran. Les montagnes s’éloignent, la plaine s’élargit toujours plus. La « culture » se raréfie. Elle existe soudain. On fait des reportages sur les vignes. Car il y a des vendanges et deux cents mètres après les vignes : les chameaux qui paissent des sortes de chardons. Mais j’ai parlé des couleurs : elles ressemblent à des taches de parfum, roses, jaunes, bleus. Ce sont des montagnes voilées comme des visages de femme par la poussière qui est la brume du désert. Le vent la souffle.

Les gens changent aussi : plus bruns, moins indiscrets, plus tristes et plus rêveurs. »

En Afghanistan.

« Mais j’ai découvert un des plus beaux sites du monde : Bamian.
Une oasis dans le désert.
Un désert de collines de sables, des plis infinis.
Au loin, ce que tu appellerais les Alpes qui bleuissent avec de très petites taches de neige.
De près les falaises vertes, grises et roses avec les niches de dix mille moines bouddhistes et deux bouddhas gigantesques la tête mutilée. »

Foison d’écrits

Cette dernière partie de correspondance rend compte du succès que connaît le couple dans sa production littéraire. Maurice s’attire admiration et haine par son incontournable Les Maquereaux des cimes blanche (1976). Corinna gagne, en 1975, le prix Goncourt de la nouvelle ; elle est coéditée par Galland et Gallimard.

« Je suis heureuse que ton impression première des Petites histoires d’amour ne soit pas mauvaise. J’en ai encore écrit sur le bateau, mais je vais cesser. Cette veine-là, intense, laissera place maintenant à d’autres travaux : les plus longs « Contes baroques » et les courts romans « Une passion » etc. Comme j’ai pu beaucoup avancer sur le bateau, ma Demoiselle sauvage presque entièrement retapée, je vais pouvoir bientôt l’expédier à Galland. »

Un lien qui dépasse tout

« Je voudrais aussi te dire ceci :
je t’aime
c’est difficile, il y a un malentendu sur bien des points
ou vraiment est-ce que je crée une impossibilité, une mesquine misère pour toi ?
Je voudrais si souvent que les choses toutes les choses prennent une autre tournure – parfois si souvent je crois à un lien qui dépasse tout entre toi et moi »

Maurice ne peut être plus juste dans sa déclaration. La couple a connu bien des difficultés, des chutes et des essoufflements, mais il est là : implacable et glorieux, jusqu’au bout, en 1979, année du décès de Corinna. Transcendance au sein d’une relation atypique et sublime.

Les derniers mots épistolaires de l’un envers l’autre se donnent à savourer, dans une simplicité qui leur ressemble.

« Je t’embrasse et salue tes amis.
Fifon »

« A toi tendrement en espérant que tu te reposes bien. Et à bientôt après
Maurice »

Ecrire à l’auteur : loris.musumeci@leregardlibre.com

Crédit photo : © letemps.ch

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