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Philippe Claudel: «Comment les siècles futurs jugeront-ils votre époque?»9 minutes de lecture

par Loris S. Musumeci
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Le Regard Libre N° 48 – Loris S. Musumeci

Philippe Claudel est l’une des grandes figures actuelles de la littérature française. Mais son art s’étend jusqu’au théâtre et au cinéma. Aussi, il est membre de la prestigieuse académie Goncourt. Son dernier roman, L’Archipel du Chien, raconte l’histoire d’une île où l’on retrouve un beau matin trois corps d’hommes noirs échoués sur la plage. Des migrants. Pour qui l’espoir d’une vie meilleure autre part a été noyé à jamais. Des habitants de l’île voient ces cadavres comme une menace pour leur avenir. Ils doivent s’en débarrasser.

Cette rencontre exceptionnelle a pu avoir lieu grâce à l’Alliance Française de Fribourg et sa présidente, Madame Monique Rey.

Loris S. Musumeci: Quel élan vous a poussé à écrire L’Archipel du Chien?

Philippe Claudel: Un écrivain, ce n’est pas quelqu’un qui vit en dehors du monde. C’est quelqu’un qui vit dans le monde des hommes, dans le monde d’aujourd’hui et qui n’est pas différent des autres. Quantité d’informations et d’événements arrivent à lui et le touchent. La différence avec les autres réside dans l’hypersensibilité que développe l’écrivain. Une fois qu’il est touché de façon singulière par un fait, il y a un désir romanesque qui naît. Moi, en l’occurrence, je me suis toujours intéressé au sort de l’autre; à la figure de celui qui vit à côté, de l’autre côté de la frontière, celui qui aspire à intégrer une communauté qui n’est pas la sienne d’origine. J’ai exploré dans mes précédents livres ce type de personnages. Et évidemment, après l’effondrement des régimes syrien et libyen, des vagues migratoires conséquentes ont commencé à arriver en Europe occidentale avec les problèmes de réception que cela posait. Il m’a donc paru pertinent non pas de traiter des phénomènes migratoires, mais de traiter de notre situation. Celle de vivre à côté, avec, pour ou contre ces hommes et ces femmes qui aspirent à venir chez nous.

En ce sens, votre roman est-il un plaidoyer contre notre époque? Dans le premier chapitre, une sorte de voix divine demande en effet «comment les siècles futurs jugeront-ils votre temps?»

Quand on vit dans une époque, on est très peu à même de la juger et de l’estimer. Alors que lorsque l’on regarde l’Histoire, même récente, on prononce assez facilement et rapidement un jugement. En revanche, on ne se rend pas compte que l’on sera matière à être jugée dans un futur proche. J’ai voulu alors proposer à mes lecteurs de s’y projeter pour imaginer comment les époques futures jugeront nos agissements ou nos absences d’agissements.

Et pourtant, j’ai tout de même l’impression que vous faites preuve de beaucoup de pudeur dans le jugement. Cela me semble être lié au fait que les personnages sont des «âmes grises». Une déclaration du Maire, à mon sens centrale, nous fait sentir en effet la difficulté à juger: «Vous avez compris ma pensée, reprit le Maire, et vous savez bien que je ne suis ni un salaud ni un homme dénué de cœur.»

Oui, bien sûr. On est là au cœur de la complexité de la nature humaine. J’essaie toujours d’éviter les jugements hâtifs. Je ne suis personne pour juger les autres. Ni meilleur ni pire qu’un autre. Simplement, je tâche de présenter des situations en mettant en présence des personnes qui incarnent des attitudes. C’est pourquoi les personnages du livre sont nommés par leurs fonctions, et chacun est responsable d’une dimension de l’histoire, qu’elle soit politique pour le Maire ou religieuse pour le Curé. Et à partir de cela, s’il y a telle ou telle autre morale à tirer, c’est au lecteur de le faire. Je ne juge pas ceux que je mets en scène. Le Maire, notamment, qui peut passer pour un être plus noir que gris, a aussi des raisons d’agir comme il agit. Il est prêt à se salir les mains et l’âme pour protéger sa communauté.

D’autant plus que lui-même est aussi victime de la situation, que ce soit par la géographie de l’île ou par toute la pression qu’il subit.

Absolument. En fait, le Maire incarne la difficulté du politique. Il est très difficile de gouverner un pays, on le voit bien aujourd’hui en France. On va même jusqu’à se demander s’il l’on peut vraiment gouverner. Soit on laisse son pays dériver, soit on essaie de prendre des décisions pour assurer la cohésion de la communauté.

Concernant la forme de L’Archipel du Chien, elle laisse penser à un polar: les dialogues sont très présents, et le chapitrage au service du suspens.

Tout à fait. Il y a chez moi le souci d’intéresser le lecteur et de travailler à la croisée des genres littéraires. J’essaie aussi toujours de réinventer la forme romanesque en lui donnant des voix différentes. On ne peut pas écrire aujourd’hui comme écrivait Balzac. Beaucoup le font encore, mais c’est comme si j’arrivais ce soir à Fribourg en habits de 1830! Ce qui nous choquerait en matière de vêtements ne nous choquerait-il pas en matière littéraire? L’écriture réaliste de Balzac est magnifique quand elle utilisée à son époque; pratiquée aujourd’hui elle serait un peu dépassée. Ce qui m’intéresse donc, c’est de revivifier le roman. Pour L’Archipel du Chien, on a affaire à un texte qui est à mi-chemin entre la parabole, le récit policier, le conte métaphysique et la fable. Qui plus est en lien avec des racines antiques par la parole du coryphée au début.

Qu’y a-t-il de particulièrement intéressant dans les techniques du récit policier?

A partir du moment où vous avez une scène de crime, un cadavre, etc., forcément le lecteur a envie de savoir qui a tué qui, comment et pourquoi. Il ne s’agit pas cependant d’une tâche facile que d’écrire du policier. Heureusement que j’ai des maîtres comme Simenon, Leonardo Sciascia – auteur sicilien qui mêle récit policier et récit métaphysique – et bien entendu, comme on est en Suisse, Friedrich Dürrenmatt. Ce dernier a l’art de mettre en place tout un scénario de suspens alors qu’au final peu importe de l’enquête pour savoir qui est le coupable; ce qui importe, c’est l’enquête menée sur l’âme humaine. Ainsi, pour mon roman, l’essentiel n’est pas la découverte de quoi que ce soit mais l’enquête en elle-même.

La trace de la fable est elle aussi très présente, pourquoi avoir choisi de ne nommer aucun lieu réel et de ne citer aucune date?

Dans les fables, les récits merveilleux ou les mythes, les époques sont très peu dessinées, de façon à ce que l’histoire puisse avoir une ampleur universelle. Il serait trop facile de borner les événements à Lampedusa en 2016, d’octobre à décembre. Une des premières versions du texte était plutôt dans cet esprit-là, et je l’ai trouvée trop réaliste et trop réductrice. 

Trop moraliste aussi?

Non, j’avais peur tout simplement que mon roman vieillisse trop vite et que les lecteurs se disent que cela ne se passe pas chez eux aujourd’hui. C’est ce que j’avais fait dans Le rapport de Brodeck où à aucun moment on ne parle d’Allemagne, de Juifs ou d’Holocauste. On est dans quelque chose de plus déréalisé de façon à atteindre la portée universelle que les mythes ont toujours eu. 

En plus d’être écrivain, vous êtes également cinéaste et membre de l’académie Goncourt. Comment avez-vous accueilli le dernier lauréat Leurs enfants après eux de Nicolas Mathieu?

C’était le livre que je portais depuis tout l’été. Je l’avais découvert avant mes collègues et incité tout le monde à le lire. J’ai fait un gros travail pour que mes camarades de l’académie le lisent et l’aiment. J’ai tout mis en œuvre pour que l’on puisse couronner ce livre. Certes, il ne s’agit que du deuxième ouvrage de l’auteur, et en principe j’ai quelque prévention à récompenser un auteur au début de sa carrière; c’est la raison pour laquelle je n’étais pas très favorable à attribuer le Goncourt à Leïla Slimani en 2016 pour Chanson douce. Mais avec Nicolas Mathieu, c’est différent. Il a déjà une quarantaine d’années et son premier livre, Aux animaux la guerre (2014), était très costaud. Et on sent qu’il y a pour lui un potentiel réel. En outre, Leurs enfants après eux m’a totalement séduit par bien des aspects: d’un part il procède d’un art consommé du roman et du chapitrage, d’autre part il est question d’un récit ambitieux parce qu’il nous parle d’une jeunesse qui apparaît assez peu dans le roman français contemporain. Les personnages sont forts; des scènes, absolument exceptionnelles. Enfin, la langue est très belle: bien écrite, originale, singulière.

Il y a entre Nicolas Mathieu et vous un point commun, à savoir l’intérêt pour l’âme humaine. 

Déjà, il y a entre nous une proximité géographique, parce qu’il est lorrain comme moi. Le milieu dont il parle, je le connais parfaitement. Effectivement, il a à cœur de travailler sur le matériau humain et de braquer son projecteur sur des personnages qu’on voit peu dans le roman français. Vous savez, le roman français est essentiellement parisien. La production littéraire vient en majeure partie d’auteurs qui vivent à Paris et parlent de la vie parisienne. Mais Paris n’est pas la France: ce n’est qu’une région, très particulière. C’est pour ça que cela fait du bien d’avoir des écrivains comme Nicolas Mathieu qui propose autre chose.

Vous aussi vous proposez autre chose par rapport à ce qui se fait aujourd’hui en refusant notamment d’écrire sur la Première Guerre mondiale. 

J’ai refusé d’écrire beaucoup de textes à l’occasion du centenaire qui a commencé en 2014 et s’est achevé à la fin de l’année dernière. J’ai demandé à ce que l’on laisse les jeunes morts de cette guerre en paix. Cela fait cent ans, il faut arrêter maintenant. Cela vient en partie d’un malentendu: Les âmes grises (2003) n’est en fait pas vraiment un roman sur 14-18. Ce qui m’intéressait était plutôt de mettre en parallèle la mort d’une enfant assassinée et la mort de milliers de jeunes gars de l’autre côté de la colline. Le roman a d’ailleurs été davantage inspiré par la guerre en ex-Yougoslavie. A une heure et demie d’avion de chez moi, des massacres avaient lieu. Alors que je fumais et buvais tranquillement un verre à la terrasse d’un café, je me sentais coupable de ne rien pouvoir faire. Tel est le terreau des Ames grises. Après, il est certain qu’étant lorrain et vivant dans une terre profondément marquée par la Première Guerre mondiale, j’en suis fortement influencé. Chaque année, lorsque je vais aux champignons, je trouve des obus et mes récits de famille y sont liés aussi.

Etes-vous en train d’explorer un univers particulier pour votre prochain roman?

J’ai toujours plusieurs projets en route: des nouvelles, des romans, du théâtre, des films. Différents fichiers sont ouverts et avancent chacun à leur rythme. Je ne sais donc très honnêtement pas quel sera mon prochain livre publié, parce qu’il y en a plusieurs qui se dessinent. En tout cas, il y a beaucoup de variété dans ce que j’écris en ce moment. Ce que la France vit depuis quelques mois me préoccupe beaucoup. J’avais d’ailleurs commencé un roman il y a deux ans qui s’appelle «La horde», racontant le fait que des gens abandonnent leur travail pour se réunir sur les routes. Vais-je cependant le continuer? J’ai aussi d’autres projets, notamment de romans politiques. Mais je ne sais pas ce qui va paraître ou non.

On verra bien. 

Oui, et quoi qu’il en soit j’ai toujours privilégié dans l’écriture cette immense liberté de faire ce qu’on veut ou de ne pas le faire. De tous les arts, c’est celui qui permet à l’homme d’être le plus libre. Pour écrire, à l’inverse de la musique, du cinéma ou de la peinture, on n’a besoin de rien: pas d’instruments, d’argent ou de matériel particulier. On a juste besoin d’un cahier, d’un stylo ou d’un ordinateur. Ce qui est à la portée de tous. En cela, l’écriture est vraiment un espace qu’il est heureux et aisé d’arpenter.

Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com

Crédit photo: © Loris S. Musumeci pour Le Regard Libre

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