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Un peintre lucernois à la Fondation de l’Ermitage8 minutes de lecture

par Vinciane Vuilleumier
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Chaque mois, l’artiste peintre Vinciane Vuilleumier explore la thématique de notre rapport aux images et aux espaces de l’art. Que se passe-t-il en nous quand nous rencontrons un objet esthétique? Comment comprendre cette relation qui a tout de l’idylle secrète quand elle est sincère? Adieu, pédanterie et institutionnalisme des musées. Bienvenue dans une folle série qui donne un autre sens au titre de votre magazine, Le Regard Libre.

La Fondation de l’Ermitage présente pour la première fois un peintre suisse encore inconnu du public romand: Hans Emmenegger (1866-1940). Contemporain et proche des artistes suisses reconnus du début du XXe siècle (Cuno Amiet, Giovanni Giacometti ou Ferdinand Hodler), il réalise une œuvre marquée, jusqu’en 1904, par l’admiration qu’il porte à la peinture idéaliste du Bâlois Arnold Böcklin, puis par le développement d’un naturalisme aux formes synthétiques. Sa production, peu représentée dans les fonds muséaux suisses en dehors des musées de Lucerne, Soleure et Olten, se décline dans plusieurs genres, des motifs böckliniens aux natures mortes dépouillées, en passant par un court épisode de paléoart et une vision très moderne du paysage. Les différentes salles de la Fondation permettent au visiteur de percevoir la grande curiosité qui anima le peintre, des premiers faits d’arme à tendance idéaliste jusqu’aux paysages épurés à l’extrême où ce sont les phénomènes naturels les plus imperceptibles, comme la fonte des neiges, qui gagnent le droit à la représentation. S’il abandonne la figure humaine dès 1904, le tableau Fin de journée au lavoir (1889), qu’il considère comme «sa première œuvre» et qui représente cinq femmes dans un clair-obscur caravagesque, contient déjà en puissance un thème qui deviendra central dans son œuvre par la suite: l’ombre.

Le motif de l’ombre 

Le motif de l’ombre permet de brouiller les frontières entre champ et hors champ en faisant entrer dans le cadre du tableau l’indice d’éléments extérieurs, dans une réflexion et un regard profondément marqué par le médium photographique. Si Hans Emmenegger se passionne pour la photographie, réalisant et collectionnant de nombreux clichés, il ne les utilise cependant jamais comme référence directe pour sa peinture. L’apport du médium photographique se lit plutôt dans la sensibilité du peintre à la question du hors champ, du cadrage et des perspectives inédites sur les objets représentés. L’intérêt d’une telle exposition, mettant à l’honneur un peintre peu connu, c’est d’offrir aux visiteurs la possibilité de percevoir comment les courants culturels et artistiques d’une époque sont étudiés, travaillés et transformés par la pratique très personnelle d’un peintre situé à la périphérie des centres artistiques de la Belle Epoque – qu’il fréquenta pourtant extensivement à la fin du XXe, à Paris par exemple, où il s’intègre dans un important réseau d’artistes. Comme la plupart des artistes suisses, ce qui définit au mieux Hans Emmenegger réside dans cette curiosité profonde pour ce qui se fait, couplée à une grande indépendance: s’il teste des solutions picturales comme l’idéalisme de Böcklin, Emmenegger ne s’inscrit dans aucune école, dans aucun -isme de son temps.


Composition de croquis d’après des œuvres de Hans Emmenegger © Vinciane Vuilleumier pour Le Regard Libre

A quoi tient sa modernité? L’exposition souligne d’abord la grande nouveauté des recherches synthétiques qu’il développe dans le cadre de ses paysages: ses intérieurs de forêt semblent irréels, parfois inquiétants, éclairés d’une lumière violente, artificielle, avec leurs sols dépouillés et l’infinie obscurité de leurs profondeurs. Les formes sont simplifiées, les détails chers à Robert Zünd, son ami et contemporain qu’on aura l’occasion de contempler également sur les cimaises, sont ignorés – le réel est traduit en zones de couleurs vibrantes d’une touche discrète, les lignes épurées, l’imagination soustractive du peintre se laisse ressentir à l’occasion de chaque toile. A ce synthétisme s’associe justement cette sensibilité du regard propre à l’amateur de photographie: les cadrages nient l’horizon, transforment en plan verticaux les étendues horizontales de la terre et de l’eau, refusent même au spectateur la satisfaction du désir qu’on ne peut s’empêcher de nourrir devant un paysage, que la tradition suisse, incarnée avec éclat par le Genevois Alexandre Calame, a défini comme la vue grandiose et panoramique. 

Jouer avec les attentes du spectateur

De manière analogue à un Courbet, qui fermait l’horizon, le dérobait à la vue et substituait à la clarté d’une vue lointaine les ombres d’une paroi rocheuse couverte d’une dense végétation, Emmenegger travaille le désir du spectateur. Il déjoue avec nonchalance les attentes dans Hochwart (1904), en choisissant comme sujet non pas la vue à 360° degrés que le sommet offre au promeneur, mais la dernière portion du chemin qui mène au sommet. Comme le voile qui masque au regard le corps nu d’une Vénus, la colline se dresse devant l’horizon et attise autant l’envie de voir plus, de voir mieux, que l’imagination du spectateur. Privé de la vue panoramique que promettent traditionnellement les paysages picturaux, ce dernier est amené en dernier recours à nourrir son désir par le rappel de ses propres expériences d’immensité et d’horizon. C’est aussi dans ce renversement des codes de la représentation de paysage que se trouve la modernité remarquable de Hans Emmenegger: la réflexion s’ouvre à cette occasion sur la représentation elle-même, l’acte de représenter – que cherche-t-on à faire lorsqu’on capture un sujet sur une toile? Quels rôles, quels buts assigne-t-on à l’acte de représenter?

La réponse, les réponses qu’une telle question mérite de recevoir rempliraient des livres entiers, mais la comparaison d’une toile de Calame avec Hochwart d’Emmenegger permet déjà d’esquisser des éléments de réponse circonscrits. La représentation est un mode très particulier de communication: essentiellement, c’est montrer à l’autre quelque chose d’absent. Deux questions fondamentales informent le résultat concret atteint par le peintre: pourquoi montrer ceci? et comment le montrer pour faire passer le message? Le même motif peut dire une chose et son contraire, c’est donc toute l’attention et les choix présidant à la réalisation de l’œuvre qui permettront de faire dire au motif quelque chose de particulier, d’orienté. Les couleurs, la composition, les effets visuels, l’articulation des motifs – bref, on l’aura compris, la peinture est un moyen de communication aussi complexe – si ce n’est plus – que la langue. 

Pourquoi les vues panoramiques de Calame? Pour communiquer la grandeur du pays, sa beauté, son potentiel sublime si l’on parle des Alpes, permettre au citadin de posséder dans l’étroitesse d’un espace intérieur l’immensité génialement reproduite d’un espace incommensurable à l’être humain. C’est superficiel, mais cela capture tout de même l’intention qui régit une peinture de paysage représentant les vastitudes présentes sur terre. Pourquoi Emmenegger refuse-t-il au spectateur l’accès à cette grandeur époustouflante? Pourquoi choisit-il d’occuper tout l’espace du tableau par la modeste colline qui devait offrir cette vaste respiration du panorama? Ce ne peut être une question ni d’incompétence picturale, ni d’impossibilité physique: le chemin est là devant qui serpente jusqu’au sommet, la peinture nous le montre, ainsi que l’arbre solitaire qui s’y dresse. Je proposerais en guise de réponse une simple analogie avec le langage: parler par sous-entendus, c’est jouer avec l’esprit de l’autre. Ne pas donner ce qui est attendu, c’est stimuler l’imagination, c’est activer les ressources propres du spectateur – et c’est également, bien entendu, poser la question de la représentation elle-même.

La représentation de la contemplation 

L’histoire de l’art moderne, c’est exactement l’histoire de cette question. Il fut un temps où l’univers des représentations possibles était limité: il y avait des genres, des codes, qui organisaient une base de données collective de ce qui fait image. La figure humaine et ses mises en scène, les objets, les paysages – mais certains, seulement, pas tous. Au milieu du XIXe siècle, certains artistes commencèrent à se sentir à l’étroit: et si on représentait des choses inédites? Ce n’est pas seulement les motifs qui pouvaient être inédits, mais la manière même, la perspective sur les motifs traditionnels qui devait aussi trouver des voies inédites. Le XXe siècle a vu l’explosion magnifique de ce courant de pensée, d’abord dans les réalisations de toutes les avant-gardes successives, puis avec le tous azimuts de l’art contemporain depuis les années 1960.

Une seule question résume, de manière synthétique, ces recherches innombrables et infinies: que reste-t-il d’extérieur à l’univers des représentations? Existe-t-il quelque chose qui n’a pas encore gagné sa place comme représentation? Cette effervescence incroyable des volontés de représenter ce qui n’appartenait pas encore au royaume de l’image, je l’associe facilement à l’effervescence tout aussi remarquable des ouvertures de conscience successives, de la progressive autoréflexivité de l’humain dans les conditions modernes d’existence: les deux mouvements ne peuvent qu’être intimement liés, si la mise en image incessante de nouvelles portions inédites du réel reflète l’attention consciente que ce réel reçoit soudain. Mettre en image, c’est ce que notre cerveau fait, avant et contre tout: c’est parce qu’on visualise qu’on comprend, dans le double sens du verbe – prendre avec, intégrer, et faire sens

Hans Emmenegger se distingue aussi par sa mise en image du délicat phénomène de la fonte des glaces: non pas invisible, mais imperceptible à celui qui ne prend pas le temps d’observer longtemps. Ses toiles frisant avec l’abstraction ne montrent presque rien: des taches blanches et bleutées épousant les courbes inégales du sol. Ce n’est pas l’espace – le réel et l’organisation de ses éléments – qui intéresse ici le peintre, mais le temps. La représentation de cette neige informe, modeste et insignifiante, porte un message particulier: ce n’est pas la neige, sujet du tableau, qu’il s’agit de voir, mais la posture contemplative du peintre qu’il s’agit d’éprouver. Représenter l’insignifiance, c’est la voie royale pour détourner l’attention de l’objet en rendant sensible la posture du peintre face à la vie: ce n’est pas «regarde ce que j’ai vu», mais «contemple comme je contemple».

Ecrire à l’auteure: vinciane.vuilleumier@leregardlibre.com

Image d’en-tête: Composition de croquis d’après des œuvres de Hans Emmenegger © Vinciane Vuilleumier pour Le Regard Libre

Série «Hors cadre», épisode 8 – Le Regard Libre N° 77

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