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«La Cravate»: les idées sacrifiées6 minutes de lecture

par Fanny Agostino
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Les mercredis du cinéma– Fanny Agostino

Ah, les affiches de campagne. Municipales, fédérales ou présidentielles, elles ont toutes en commun ces quelques traits: grand sourire, regard tourné vers l’horizon, arrière-plan neutre, slogan inspiré par un semblant de renouveau et de belles promesses. Mais vous êtes-vous déjà interrogé sur la vie des petites mains qui ont imprimé, distribué puis collé ces affiches? Mathias Théry et Etienne Chaillou se sont intéressés à la cuisine interne des partis politiques français. En suivant l’itinéraire d’un militant du Front National avant et après la campagne de 2017, ce documentaire surprend. Il évite en effet les clichés et les idées reçues de ces vies minuscules condamnées à vivre dans l’ombre du jeu politique et de ses cercles privilégiés.  

A son pitch, on aurait pu croire à un documentaire à charge sur les dérives des extrêmes et la dangerosité des adhérents de la vague «bleu Marine». Voyez plutôt. Bastien Régnier a 20 ans. Il est originaire des Hauts-de-France. Une allure de nounours, le regard doux un peu beauf avec ses T-shirts floqués «Fier d’être Picard». Surtout, Bastien a des idées très arrêtées sur la France et sa politique migratoire. Des convictions qu’il porte au sein de sa circonscription en rejoignant les rangs du Front National (devenu maintenant le Rassemblement National).

Après des études avortées et un passé scolaire trouble, il subvient à ses besoins grâce à son activité de gérant d’un laser game. Son temps libre, il l’investit à tracter dans les marchés, aux collages des affiches de campagne en pleine nuit, à gérer la communication du FN avec le responsable du bureau de la région. Dans sa chambre mansardée, un poster de Marine Le Pen. Bastien a donc tout pour être l’archétype du beauf français, frustré et renfrogné de ses échecs. Le genre de type qui prend sa dose de tranquillisant dans les discours radicaux, seule échappatoire à tous ses soucis. 

Cette caricature aurait pu être celle des réalisateurs. Au contraire, le portrait de Bastien fait l’objet d’un réel intérêt et d’une vision non biaisée. Loin d’enfermer le jeune adulte dans la case du fachos écervelé, il trace le parcours sinueux d’un électeur de l’ombre à l’enfance brisée.

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Comprendre par la mise à distance

Le documentaire débute par l’entrée de Bastien Régnier dans une pièce sombre. Assis sur un fauteuil, il se saisit d’un petit carnet à spirales dans lequel il découvre le script du documentaire dont il fait l’objet. Bastien se retrouve ainsi confronté au storytelling de La Cravate après le tournage des différentes séquences, et certainement au moment où le montage a déjà débuté. Il en fait la lecture et celle-ci se confond avec la voix over. Comme le spectateur, Bastien est alors en position passive. Relecteur, il est face au récit déjà écrit de sa propre histoire. Il est le personnage d’un roman. Cette bande sonore correspond au point de liaison du documentaire. En effet, toutes les images sont muettes, à l’exception de bruits ou de bribes de dialogues toujours floues et presque inaudibles. Seule la voix de l’un des cinéastes nous guide afin de contextualiser et de donner sens aux images.

Ainsi, nous sommes toujours placés à l’écart des discours et des dialogues, de la réalité brute prise dans son immédiateté. Car Mathias Théry et Etienne Chaillou ont intelligemment choisi le parti pris de la distance. Nous sommes certes contraints et soumis à cette entité narrative qui raconte les faits et rejoue les dialogues, mais l’ingéniosité de ce dispositif permet d’évacuer l’écueil du sarcasme et d’éviter de nous mener, par des raccourcis, à une interprétation biaisée. Il ne s’agit pas de s’indigner ou au contraire d’approuver les choix de Bastien, mais de comprendre ce qui l’a mené dans cette voie d’un militant ordinaire. Cette technique reflète également le rôle de Bastien dans son parti. Toujours en retrait, derrière les caméras ou dans le fond de la salle communale. La prise de vue réelle et les situations quotidiennes de Bastien ne permettent pas de saisir en quoi son parcours est intéressant. 

Il permet en outre de mettre en lumière les problématiques liées à un sujet qui touche à la vie d’un inconnu. Rendre publique la vie de Bastien Régnier, c’est aussi le mettre en danger. Dès lors, cette mise en scène permet également d’intervenir dans la dernière partie de l’assemblage du documentaire: pendant sa lecture du script, Bastien a la liberté d’intervenir pour rectifier ou supprimer certains passages ou certains termes du texte pour les rendre plus neutres ou pour rétablir une vérité. 

Exister dans l’ombre

Les deux cinéastes ont aussi réussi la prouesse de suivre un partisan FN en pleine campagne électorale. D’autant plus qu’il s’agissait du moment où le Front National amorçait une restructuration de son parti et souhaitait séduire une nouvelle part de la population. Tout en restant à l’écart des discours politiques en meeting, la caméra est présente lors d’événements ayant marqué la présidentielle de 2017, comme le passage de Marine Le Pen dans l’usine Whirlpool à Amiens. Cette séquence donne accès aux coulisses de la venue «surprise» de la candidate et de tous les préparatifs réalisés en amont par les lepénistes. C’est aussi le cas pour le lancement de la chaîne YouTube de l’ex-numéro deux du parti, Florian Philippot. Avec ses connaissances en informatique et en montage, Bastien est l’instigateur du bad buzz provoqué par la première vidéo mise en ligne par Philippot… risée pour son amateurisme jusque dans l’émission «Quotidien» de Yann Barthès.

La deuxième partie du documentaire coïncide avec ce qu’il faut bien nommer une révélation pour Bastien. Militant idéaliste, il prend conscience que les valeurs et les idées qu’il pensait être communes aux adeptes de son parti ne sont que secondaires face aux enjeux personnels. Les grandes figures du parti misant avant tout sur leur carrière et leur avenir politique. Une désillusion qui ne décourage pourtant pas l’homme dans ses idéaux. 

Sans en révéler la raison, nous découvrirons également les faits qui contraignent Bastien à rester dans l’ombre. Comme tant d’autres idéalistes naïfs, le portrait de Bastien racontée par la voix de l’un des co-réalisateurs se révèle poignante et transparente. Un travail d’orfèvre de réalisme contemporain.

Ecrire à l’auteure: fanny.agostino@leregardlibre.com

Crédits photo: © Nour Films

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