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«Madres paralelas»: désossement de la passion6 minutes de lecture

par Alice Bruxelle
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Les mercredis du cinéma – Alice Bruxelle

Pedro Almodóvar sort de son tombeau introspectif. Deux ans après Douleur et gloire et un an après son court-métrage La Voix humaine, le cinéaste renoue avec ses thèmes de prédilection et son actrice fétiche, Penélope Cruz. Une nouveauté? Une trame historique relative au passé franquiste surplombant le mélodrame.

Provocateur sans être outrancier, Pedro Almodóvar est une figure mythique du septième art. Ses longs-métrages ont l’audace d’assumer une liberté narrative frôlant l’anarchie. Mais Madres paralelas s’embourbe dans des balbutiements laborieux où s’entrecroisent vérité historique et biologique, l’une étant liée à l’autre et inversement. Se saisir dans un même mouvement du l’histoire collective de l’Espagne et celle des deux protagonistes comporte le risque de s’immobiliser à l’intérieur des deux droites. Des droites parallèles et trop rigides qui  dérogent au pouvoir cathartique qu’offrait autrefois les dédales romanesques caractéristiques de ses films.

Entre le manchego et le jambon ibérique: les vérités

A la maternité de Madrid, le destin de Janis (Penélope Cruz) et Ana (Milena Smit) se scelle alors qu’elles partagent côte-à-côte la douleur de leur accouchement. Un incident les unit: leurs deux niñas ont été échangées à la naissance, mais cette vérité ne sera découverte que par Janis. Point commun? Leur célibat; la première peut se payer le luxe d’élever son enfant seule; la seconde ne connaît pas l’identité exacte du père, sa grossesse résultant d’un viol. Janis est photographe de mode, Ana est encore mineure en prise avec des parents peu regardants sur le sort de leur fille. Commence alors un rapprochement amical, puis charnel alors que le silence de Janis sur la vérité biologique sera plus en plus compliqué à assumer.  

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Un autre besoin de vérité s’ajoute au mélodrame. Janis souhaite l’excavation de la fosse commune du village où habitaient ses ancêtres, victimes de la dictature franquiste. Elle demandera l’aide d’Arturo (Israel Elejalde), anthropologue judiciaire et père de son enfant. 

Micro- et macrohistoire s’imbriquent, parfois se touchent. La Grande Histoire s’immisce dans l’intimité étroite des deux protagonistes d’où resurgissent les thèmes (ou obsessions?) du cinéaste espagnol: la mort, le désir, la figure de la mère. Quelques fulgurances almodovariennes réveillent en nous la nostalgie de ses meilleurs films. L’intensité de la douleur de l’accouchement, au diapason des instruments guidés par le compositeur Alberto Iglesias, résonne avec le plaisir éprouvé lors de la rencontre charnelle au son de la voix de Janis Joplin, liant passé et présent. 

Le recours habituel à une palette chromatique intense était le ciment de l’esthétique et l’émotion, rendant le cinéma d’Almodóvar si atypique et si visuellement intense. La palette de Madres paralelas est plus limitée et la mise en scène  se cantonne à un registre artificiel. Cette impression est renforcée par le diaporama de Janis montrant les photos des produits de luxe. Est-ce une vision métaphorique du devenir (ou devenu?) du génie d’Almodóvar? Les quelques fulgurances clinquantes entre aperçues sont-elles le restant des passions incarnées dans les œuvres précédentes?   

La mise en mots du politique

Même si l’intrigue atteint son climax de façon très prévisible, la relation entre les deux protagonistes peut émouvoir. Le sel du cinéma d’Almodóvar est de parvenir à rendre attachants les personnages au caractère détestable en construisant un puzzle psychologique toujours très complexe. C’est ainsi que dans Tout sur ma mère, le personnage d’Huma, malgré son indifférence envers l’intérêt d’Esteban qui mènera à son accident mortel, éveille une compassion envers son destin de femme amoureuse. Ou encore le viol par Begnigno d’Alicia dans Parle avec elle n’est pas perçu comme un viol, mais comme une expression d’amour à travers une métaphore exprimée dans le court-métrage imaginé L’amant qui rétrécit qui poétise et distancie aux yeux des spectacteurs l’acte tragique en train de se produire.

Une des puissances artistiques d’Almodóvar est de créer dans chaque histoire et dans chaque personnage un espace de libération pour vivre pleinement son destin de manière désordonnée et cathartique. Mais Madres paralelas ne parvient pas à atteindre cette apothéose. Figé par une mise en scène trop lisse, le couple Janis et Ana paraît coincé par la vitrine politique que le cinéaste ajoute en filigrane. Un amas de problématiques sont ainsi survolés: viol, cyber-harcèlement, monoparentalité, émancipation. We all should be feminist est le slogan du t-shirt porté ostentatoirement par Janis. Si la composante féministe est quasiment systématique dans sa filmographie, elle se manifeste principalement par les comportement intrinsèques des personnages tous mus par une volonté d’auto-détermination.

© El Deseo

Cette explicitation politique par le médium des mots au détriment d’une liberté accordée à ses personnages résonne avec le drame historique des fosses communes. Almodóvar confiait en 1994 à Frédéric Strauss: «[…] mes films n’ont jamais été anti-franquistes car je n’y reconnais tout simplement pas l’existence de Franco. C’est un peu ma vengeance contre le franquisme: je veux qu’il n’en reste ni le souvenir, ni l’ombre». Même si le franquisme était évoqué succinctement dans En chair et en os dans la première séquence, ce revirement de position questionne. 

Grand conteur d’histoires, le cinéaste s’improvise avec Madres paralelas conteur de l’Histoire. Le sel de son cinéma se fige en statues ou en squelettes, ceux déterrés de la fosse commune.    

Ecrire à l’auteure: alice.bruxelle@leregardlibre.com

Image d’en-tête: © El Deseo

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