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L’économie comportementale: vers un nouveau modèle?6 minutes de lecture

par Nicolas Jutzet
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Le Regard Libre N° 44 – Nicolas Jutzet

Lauréat du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, surnommé «prix Nobel d’économie» en 2017, l’économiste américain Richard Thaler aura permis de démocratiser quelque peu cette branche encore faiblement connue de l’économie: l’économie comportementale. Il résume son œuvre dans le bestseller grand public Nudge. Emotions, habitudes, comportements: comment inspirer les bonnes décisions.

L’économie comportementale refuse l’idée d’un homo economicus rationnel et omniscient. Elle s’intéresse au comportement réel des humains. Le concept expliqué de façon grossière pourrait se résumer de la façon suivante: face aux limites du modèle néoclassique, l’économie comportementale veut donner un «coup de pouce» aux gens pour qu’ils prennent de meilleures décisions. Il s’agit de les orienter vers le comportement «désirable» tout en laissant la décision finale, et donc la liberté, au citoyen.

Le nudge ou «coup de pouce», le paternalisme libertaire

Dans leur bestseller, les deux auteurs font la part belle aux exemples de mise en pratique concrète de leur théorie. Le plus connu, celui de la cantine, permet d’expliquer rapidement et précisément leur «méthode douce».

Carolyn est directrice des cantines scolaires d’une grande ville. Au moment de mettre en place ces cantines, les options suivantes se présentent à elle: 1. Disposer les aliments de façon à favoriser le bien-être des enfants à tous points de vue. – 2. Choisir au hasard l’ordre dans lequel les aliments leur sont présentés. – 3. Essayer des les disposer de façon à ce que les enfants choisissent ceux qu’ils auraient sélectionnés d’eux-mêmes. – 4. Maximiser les ventes des articles provenant des fournisseurs qui expriment le plus généreusement leur reconnaissance. – 5. Maximiser les profits, point barre.

Dans cette configuration Carolyn est une «architecte de choix», soit un individu qui doit «organiser le contexte dans lequel les gens prennent des décisions». En appliquant la méthode douce, elle devrait suivre l’option 1. Celle qui encourage et aide les enfants à «bien» choisir le contenu de leur plateau repas. Ce processus qui mène à une décision plus éclairée est décrit comme une voie nouvelle, qui dépasse le clivage partisan, l’habituel droite-gauche.

«Une meilleure gouvernance supposerait moins de contraintes gouvernementales et davantage de liberté de choisir. Si les incitations et la méthode douce remplacent les obligations et les interdictions, le gouvernement sera à la fois plus réduit et plus modeste.»

En réalité, l’architecture de choix est omniprésente et inévitable, même si nous ne la voyons pas forcément. Toutefois, contrairement à l’habituelle taxation étatique, elle a pour but d’être neutre avec les «bons élèves». Le paternalisme libertaire se base sur l’asymétrie de l’accès à l’information. Dans la mesure du possible il est souhaité d’éviter d’imposer des coûts imposés aux membres les plus éclairés de la communauté, se focalisant uniquement sur l’idée d’amener le reste du public dans leur sillon. En agissant sur les bons leviers, on parvient à augmenter la transparence et donc à faciliter le choix éclairé de l’ensemble de la population, tout en laissant le choix final, et donc la possibilité de refuser le coup de pouce, au citoyen responsable de ses actes.

«L’Etat donne l’impulsion mais ne limite pas les possibilités d’action.»

Situation en Suisse

Selon Eric Scheidegger, chef de la Direction de la politique économique au Secrétariat d’Etat à l’économie, la Suisse est frileuse en la matière. Contrairement aux pays anglo-saxons qui font figure de pionniers avec leurs nudge units, nous restons peu friands de cette façon de faire. Pourtant, le sujet est loin d’être anecdotique, Zurich étant reconnue comme la figure de proue mondiale de l’économie comportementale. Souvent cité comme papable pour le prix Nobel, Ernst Fehr, professeur de microéconomie et de recherche économique expérimentale à l’Université de Zurich, en est le porte-étendard. Le lauréat du prix Gottlieb Duttweiler 2013 est reconnu largement au-delà des frontières. En Suisse, avec son Prix scientifique suisse Marcel Benoist en 2008 et sa récente distinction comme «économiste le plus influent du pays», son travail est également considérablement récompensé. 

Comment expliquer alors cette réticence pratique? Gerhard Fehr, chef de la société de conseil Fehr Advice, dit simplement que «la Suisse n’en a pas besoin. Les compétences de la Confédération sont sensiblement plus limitées que dans d’autres pays. Une unité centrale risquerait même d’être contre-productive.» De plus, la démocratie semi-directe et la sensibilisation continue pour les mesures étatiques font office de rempart naturel au besoin de guider dans la bonne direction. La décentralisation et la simplicité des mesures rendent pour ainsi dire obsolète cette «nouvelle» manière de parvenir à ses fins. Gageons toutefois que la complexité, l’internationalisation et la transversalité grandissante ne sauront épargner indéfiniment notre pays qui doit, comme toujours, adapter son modèle de réussite aux nouveaux paradigmes. Puisse notre maxime «Hâte-toi lentement» et notre résilience légendaire faire une nouvelle fois mouche.

Dans les mois à venir, nous aurons l’occasion de discuter d’une application concrète de cette méthode douce. La Jeune Chambre Internationale (JCI) de la Riviera a lancé une initiative populaire en faveur du don d’organes en octobre 2017. Son texte souhaite faire de chaque citoyen un donneur d’organes par défaut. On inverse la logique: avec le consentement présumé, c’est au citoyen de faire la démarche pour indiquer qu’il refuse d’être sur la liste. C’est la solution qui est défendue par Richard Thaler et Cass Sunstein dans leur livre. Une autre version, celle du consentement proposé, remplit à mon avis bien mieux les conditions de la méthode douce. Ce dernier peut se résumer de la façon suivante, comme l’écrit Samia Hurst:

«La solution, c’est de rendre obligatoire ou en tout cas nettement plus insistante la demande que chacun se détermine. On pourrait mettre une case à cocher sur la carte d’identité, ou la carte d’assurance, ou le permis de conduire. On pourrait même ajouter une case ‘‘je préfère ne pas encore choisir’’, mais on rendrait une coche obligatoire pour donner la carte en question.»

En obligeant tout individu à se poser la question, sans présupposer son choix, le consentement proposé remplit les différents critères. Il augmente le nombre de dons, la transparence et l’accès facilité vers une prise de décision éclairée, tout en respectant la liberté de choix de chacun. L’épicentre de la réflexion sur l’économie comportementale s’apprête donc à s’y mettre, enfin.

Ecrire à l’auteur: nicolas.jutzet@leregardlibre.com

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