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Abandonner des fragments de soi au passage7 minutes de lecture

par Diana-Alice Ramsauer
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Les bouquins du mardi – Diana-Alice Ramsauer

Réussir à imbriquer un retour en enfance du côté du Valais et l’histoire douloureuse d’une aventure irlandaise: défi réussi pour la Montheysanne Abigail Seran dans son ouvrage D’ici et d’ailleurs. L’autrice a réussi à me plonger dans le quotidien simple d’une trentenaire carriériste qui re-cherche les codes sociaux perdus de son passé tout en découvrant l’histoire bouleversée de son oncle en fin de vie. D’ici et d’ailleurs, comme une preuve qu’on laisse toujours un petit bout de soi sur les terres que l’on foule.

Sion, mardi 22 juin 2021. Au moment même où je m’apprête à commencer ma seconde lecture du livre d’Abigail Seran pour écrire cette chronique, je reçois un coup de fil: l’autrice elle-même. Une surprise totale, puisque la Valaisanne n’est ni une amie, ni même une connaissance proche, juste une personne qui a mon numéro et avec qui j’ai échangé dans le cadre professionnel, peut-être quatre fois depuis que j’ai découvert ses différents engagements. Un appel inattendu et déroutant. Un signe? Une connexion? Je tablerais sur un hasard qui révèle peut-être simplement la proximité que j’ai pu avoir avec l’ouvrage et les émotions du personnage principal.

Léa (ou Léanne de son prénom de naissance) doit avoir une petite quarantaine d’années. Elle s’est détournée de sa région et de sa ville d’origine – faisons l’hypothèse qu’il s’agit du Valais et même précisément de Monthey, ville natale d’Abigail Seran, même si cette dernière semble prendre un malin plaisir à ne jamais évoquer la cité chablaisienne. Elle a fait carrière dans les hautes sphères – peut-être bien du côté de Zurich, mais le lieu importe peu. Elle n’a ni enfant ni partenaire régulier. Elle semble ne pas en vouloir: elle a d’autres priorités. Elle est épanouie, elle réussit.

Sociologie d’une vallée de l’enfance

Alors qu’elle se trouve entre deux jobs, des postes dans lesquels elle ne doit montrer aucune faille, prendre des décisions et trancher parfois sans états d’âme, sa mère, Marie-Solange, lui inflige une parenthèse: trois semaines dans l’appartement de sa jeunesse. «Expérience sociologique? Ou mauvais retour en enfance? Pas encore partie, j’avais déjà hâte de redevenir adulte». Son rôle pendant ces 21 jours sera de remplacer sa génitrice, partie en voyage avec «son» Armand, pour rendre visite à l’oncle Luc tous les jours à l’EMS.

A ce moment-là, forcément: confrontation à des souvenirs – les siens, mais également ceux de sa famille –, palpitations d’adolescente, redécouverte d’une vie sociale propre à une région qui vit en communauté resserrée.

Que tirer de tout cela? C’est vrai, la structure est simple et pas très nouvelle. Et les personnages qui entourent Léa sont parfois un peu attendus: le beau docteur phantasme de jeunesse; la voisine brésilienne chaleureuse qui élève seule son fils; la vendeuse de la boutique du coin qui trouve toujours pile la petite robe dont on a besoin au moment où on en a besoin; et évidemment le vieil oncle qui délire et qui porte un souvenir qui le ronge.

Celles qui partent et ceux qui restent

Pourtant, cela n’enlève rien à l’ouvrage et l’intérêt que j’ai eu à le lire d’un bout à l’autre. Les souvenirs que Léa creuse ne sont pas forcément ceux que l’on attend: il ne s’agit pas d’un ressentiment de midinette qui a vécu une enfance boutonneuse. La jeune femme redécouvre sa ville avec une certaine nostalgie. Alors, certes, elle l’a fuie. Mais de retour dans son environnement, elle a la curiosité de voir ce qui a changé. «Depuis le promontoire au sortir de la forêt, la ville s’était étalée. Elle avait bien grandi. Au nord, la zone industrielle, jadis isolée, désormais entourée de commerces. Les petites maisons d’ouvriers avaient presque toutes laissé place à de grands bâtiments modernes. Se pouvait-il qu’en vingt ans tout ait tellement changé?»

Elle se rend compte également qu’elle n’a plus les codes de ce lieu, elle a «un sentiment de décalage, de retour en arrière». Elle revoit des connaissances et se rend compte que bon nombre d’entre eux ont une vie toute traditionnelle, leurs discussions n’ont pas changé, «eux qui n’avaient jamais quitté le coin ou alors juste pour leurs études, et étaient revenus fissa dès que la possibilité s’était présentée». Un tiraillement entre passé et présent. Si tout cela ne lui manque pas, à elle qui est partie dans un univers très individualiste, la redécouverte de l’«ensemble» la titille. Cela la déstabilise, la heurte. Cela la réconforte aussi.

«Nostalgie, vraiment? Et pourtant. Si j’étais honnête avec moi-même, la chaleur humaine ressentie, cette communauté qui se soudait autour de vous pour vous tenir la main m’avait rappelé mes serments d’ados. En ce temps-là, même si partir avait été la seule issue, j’avais laissé derrière moi à jamais mon insouciance de mes années enfantines. Brièvement retrouvée quand cependant jamais je n’avais dû être aussi adulte. J’eux hâte de réintégrer mon foyer. Quitter cette sensation d’inconfort, tiraillement entre passé et présent.»

Le mystère «Niv»

A ce stade de l’analyse, il reste un dernier élément manquant: l’imbrication du récit du vieil oncle au milieu de tous ces doutes montheysans. Autour du retour de Léa, il faut prendre en compte les souvenirs de Luc. L’un d’eux se matérialise autour de «Niv», un nom qu’il répète sans arrêt lors de ses divagations. On comprend rapidement qu’il s’agit d’une personne liée à son aventure irlandaise. Il faut savoir que l’oncle Luc a vécu plusieurs années sur l’île où il a exercé un emploi de professeur de français dans une école de jeunes filles, à l’Abbaye de Kylemore. Le mystère lié à cette «Niv» est présent tout au long du récit. Pour comprendre, Léa retrouve d’ailleurs des lettres écrites par l’oncle à sa sœur, Marie-Solange et les livres, parfois autobiographique qu’il a écrits sous le pseudonyme de Luke O’Brien.

Pour toute personne intéressée par la région: les descriptions et l’univers autour de l’Irlande sauront être évocateurs. Cette frange de lecteurs et de lectrices serait d’ailleurs étonnée du peu de place que je laisse à cette partie du livre dans cette chronique. Pourtant, pour moi, le retour de Léa à Monthey et les sentiments qui l’accompagnent sont bien plus exotiques et touchants que les évocations de l’Irlande, même si le rôle que ce pays joue à la toute fin de l’histoire est effectivement central. Une question de sensibilité certainement.

Reste que dans son ensemble, en prenant en compte l’ici et l’ailleurs, l’ouvrage est tout simplement agréable à lire. Contrairement à mes lectures habituelles – et les critiques littéraires pour le Regard Libre qui y sont liées –, vous ne trouverez pas dans l’ouvrage d’Abigail Seran de messages politiques ou de revendications gauchisantes (tout au plus quelques références à l’IRA, l’armée républicaine irlandaise).

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Comme il s’agit d’un texte fluide, ni entièrement «feel good», ni vraiment «prise de tête», je le conseillerais comme «très bon bouquin d’été». Un label à considérer avec grand respect: décrire des sentiments simples et humains dans un environnement du quotidien sans verser ni dans le niais, ni dans le banal, permet déjà largement de classer un ouvrage dans le rayonnage «littérature».

Ecrire à l’auteure: diana-alice.ramsauer@leregardlibre.com

Crédit Photo: © Claude Philipona

Abigail Seran
D’ici et d’ailleurs
BSN Press
2020
257 pages

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