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Accueil » «Ces enfants déjà, avant le vrai», janvier 1944 – automne 1949

«Ces enfants déjà, avant le vrai», janvier 1944 – automne 19498 minutes de lecture

par Loris S. Musumeci
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Le Regard Libre N° 24 – Loris S. Musumeci

Jours fastes (3/6)

Le chemin heureux et tortueux de Corinna Bille et Maurice Chappaz continue. Le deuxième chapitre, « Ces enfants déjà, avant le vrai », s’étalant de janvier 1944 à l’automne de 1949, connaît la fécondité littéraire, conjugale et parentale du couple. Comme dans le dernier épisode, l’article se base et se concentre sur les mots des deux écrivains eux-mêmes, riches de leur généreuse correspondance.

Blaise, l’enfant-joie

« Le tocson de Sierre qui apporte les express vient de frapper, et j’ai la grande joie de recevoir ta lettre. Une immense joie. Merci cher Maurice. Oui, j’ai confiance. Par moments un peu d’angoisse mais j’arrive à la dominer. Physiquement : très bien, malgré un certain écœurement latent. Ma mine est excellente et Mamita me dit que je n’ai jamais été aussi belle, aussi fraîche que ces derniers jours. »

Corinna est enceinte. Avec sa mine « excellente », elle vit une agréable grossesse, bien que Maurice soit toujours aussi absent. Relativement isolée à Lausanne pour éviter que la situation de mère-célibataire ne choque en Valais – les deux écrivains ne sont encore pas mariés –, elle songe en douceur, avec un brin d’inquiétude, à cet enfant qui naîtra.

« Une nuit, j’ai rêvé que c’était un garçon et il avait une si jolie petite nuque avec le creux. Cela m’émouvait beaucoup, mais j’avais peur de le toucher, de ne pas savoir le manier… »

Maurice non plus ne cache pas ses soucis quant à la venue du premier-né. La distance et la situation précaire n’empêchent néanmoins pas la confiance.

« La naissance de l’enfant me donne parfois d’assez graves soucis mais je puis toujours te le dire : c’est avec joie que je l’accepte. J’ai bon espoir malgré tout, confiance dans ton, dans notre amour. Il faudra bien se dévouer cependant. »

Le bébé éclot en été. La correspondance bénéficie du joyeux événement en première loge. La mère se livre jusqu’à la frontière de son accouchement.

[Lausanne, le 24 août 1944]
« Cher Maurice,
Ça commence. Je t’embrasse.
Fifon [surnom de Corinna pour Maurice]
Je me réjouis. »

[Note : Le travail de l’accouchement a commencé et l’enfant naît ce jour-là. Corinna Bille se trouve chez sa sage-femme, Mme Wagnière.]

L’avènement de Blaise, le nouveau-né, donne lieu aux heureux débats parentaux des ressemblances. On prédit, au fur et à mesure de sa croissance, tel teint, tels yeux et tel visage en celui qui porte le sang de deux familles.

« Maurice, réjouis-toi. C’est une erreur de croire que l’enfant me ressemble uniquement. De plus en plus, je retrouve ton front, ton crâne, ta plantation de cheveux. Aujourd’hui quand Suzi a vu, pour la première fois, s’ouvrir ses yeux, elle s’est écriée : ‘mais ce sont les yeux de Maurice !’ Non seulement la forme. Depuis hier, je distingue, autour de l’iris, les bruyères entassées… Il y a aussi ce petit air tendre et malin qui m’émeut déjà. Reste son teint de pêche, si pur, qui émerveille la sage-femme. »

« Oui Blaise aura ton nez et ta malice. Du cœur aussi. Il nous fera plaisir. »

Chez les Chappaz catholiques, l’enfant pose problème car hors-mariage. Il n’en reste pas moins qu’avec un peu de diplomatie de la part de Maurice, ils ne sauront résister à l’émotion tendre et fragile qu’émane du petit.

« Ma mère sait que Blaise existe. Je lui avais parfois laissé entendre que j’avais ou que j’aimerais avoir un enfant. Elle me l’a demandé avant que je parte au service. Elle est émue, craintive mais elle a gardé confiance en moi et en l’avenir. La surprise n’a pas été trop douloureuse, atténuée qu’elle était par la chance que j’ai eue dans mon travail et par la joie que je lui ai montrée, communiquée même un peu. Je lui ai laissé Théoda pour qu’elle te connaisse un peu grâce à ton livre. »

Aussi, Tante Marie, sœur de la mère de Maurice, rend compte de l’amour des Chappaz pour l’enfant. Corinna raconte à Maurice sa première visite.

« Par moment, elle [Tante Marie] pleurait. Quand je la laissais seule pour aller faire du thé, elle lui chantait, paraît-il, des chansons et l’appelait ‘mon chéri’. »

Blaise occupe une place de premier ordre dans cette partie de la correspondance et, évidemment, dans la vie du couple. Il participe aussi, en quelque sorte, à la rédaction des lettres de sa mère, qui signe souvent de sa part et interprète les salutations à son père.

« De Blaise :
un sourire,
un frémissement de narine,
un cri de sa voix d’homme,
un salut énergique de son hochet,
la bonté de son regard. »

Maurice demeure cependant un père très absent. Corinna ne manque pas de le lui faire sentir.

« Une chose assez curieuse. Depuis ton départ il prononce souvent le nom de papa et cherche timidement à le mettre sur tous les hommes qu’il voit. Il cherche et appelle papa. Je n’aurais jamais cru que ce besoin était si fort chez un enfant. »

Colères et infidélités

L’heure est aux réprimandes dans ce chapitre. Maurice connaît des élans d’infidélité, Corinna laisse éclater ses agacements.

« Et si tu te fâches parce que j’ai osé te dire simplement une fois ma peine, alors, Maurice, il ne nous reste plus qu’à prendre une grave décision. »

Nulle « grave décision » ne sera jamais vraiment prise. L’affection amoureuse et amicale qui lie les deux écrivains dépasse les amertumes tranchantes d’un quotidien difficile.

Ces reproches concernent aussi les dires et gestes des familles respectives.

Chez Corinna :

« Il y a maintenant des choses entre nous que je n’accepterais plus si elles devaient arriver.
C’est-à-dire qu’elles entraîneraient une séparation totale.
Car maintenant je sais, maintenant je vois avec quelle cruauté la compréhension, la bonté d’une personne peut se retourner contre elle.
Et je vois quelqu’un qui a, durant des années, exigé à grands cris la liberté, le pouvoir des tyrans, pour finir par être semblable à un docile agneau vis-à-vis d’un autre être (qu’il n’aime d’ailleurs pas plus que l’autre ou pas moins).
Alors ? …
J’assiste à une lente agonie. Que tu connais toi aussi. Mais ici, elle est d’un autre genre, d’un genre sur lequel tu t’es toujours fait illusion. »

[Note : Ce passage serait incompréhensible sans les indications données par Maurice Chappaz. L’« expérience cruelle » et l’« agonie » font référence à la situation de Catherine Bille, confrontée aux infidélités de son mari Edmond Bille. L’autre « agonie », c’est celle d’Amélie Chappaz, à la santé fragile et usée par onze grossesses. Dans sa colère, Corinna Bille ne signe pas cette lettre.]

Chez Maurice :

« J’ai lu avec assez d’amertume le jugement de ton père sur moi, à propos de notre mariage. Si cela saute aux yeux qu’au point de vue matériel cela peut être néfaste et qu’en effet ni mon attitude, ni mes dires n’ont caché les difficultés d’une position d’écrivain qui nous est commune ; je tâche d’y parer en t’apportant et les biens que je pourrais recevoir et un travail pratique s’il me laisse une moitié de la vie. Quant au moral, je voudrais bien savoir en quoi néfaste : je voudrais être pour toi, chère Fifon, le meilleur ami, pour les écrits et pour le reste. Je sais que je puis être très, très faible sur le chapitre des mœurs mais je considère le mariage, et je te considérerai toujours comme une chose sans partage, un lien sacré que je veux établir uniquement parce que je t’aime (malgré tout le ‘néfaste’). »

Les jours fastes

On dit souvent que le meilleur remède à une dispute conjugale, c’est de faire l’amour. Madame Bille et Monsieur Chappaz appliquent dignement la leçon en se communiquant les « jours fastes », à savoir les périodes permettant la douceur sexuelle sans procréation, selon le cycle féminin.

« J’ai eu mes r[ègles]. Je serai de nouveau libre à partir du 20 janvier. Seras-tu réellement libéré du service ? Il paraît que la guerre va mal. »
« Je me réjouis follement de te revoir à Pâques et de revoir le printemps. Ce sera aussi les jours fastes. »

Du travail

De la plus intime union des corps aux pragmatiques échanges professionnels, la correspondance est absolument intégrale.

Maurice s’érige en véritable agent littéraire pour sa compagne.

« Brièvement ceci : tu recevrais le 10% du prix fort sur chaque exemplaire vendu. Ce qui te ferait pour le premier millier : 550 fr. »

Il demande aussi conseil pour ses propres œuvres. Les propos tenus peuvent rester très vagues ; les deux écrivains paraissent toutefois se comprendre. Le partage des aventures de labeur s’avère même sain pour préserver le « goût de vivre », à l’aune des sentiments de Maurice Chappaz.

« Certes les travaux des champs sont bien différents de ce qui nous occupe mais à côté d’une part de solitude que notre labeur ou notre loisir accuse je vois aussi un grand accroissement d’amour, des dons partagés que la vie nous accorde. »

« Je te redirai ceci : je crois à l’avenir si nous achevons très bien notre travail actuel, je sens là une issue non seulement dans le domaine littéraire, surtout ailleurs même dans le goût de vivre. »

Tendresses

Les amants oscillent entre foi et lassitude d’aimer. Espoir et désespoir s’entremêlent souplement.

Maurice ne sait si jurer de doute ou confiance :

« Oui je doute de nouveau d’une simple joie possible alors que je suis fait pour cela, pour dominer ma peine et aimer sans trop de souci le monde. Je souffre de toi, de tous ceux que j’aime justement parce que je les aime. »

« Oui, il faut avoir confiance. Si nous la perdons tout est perdu. Avec la foi, on peut tout. Et tu sais, il y aura de grandes joies. »

Corinna, emplie de paroles poétiques, se permet pour sa part une simple conciliation d’angoisse et de beauté.

« La journée, je pense à toi avec joie ; la nuit, dans la grande chambre royale, abandonnée par le roi qui préfère le voisinage du poète et de son manuscrit, je dors dans le lit aussi large que long, recouvert de la peau de chat usée, et je rêve de toi. Certains des rêves sont angoissants, d’autres sont très beaux. »

« Malgré mon bonheur de revoir le Valais : les gravières le long des montagnes m’ont paru si belles, et ce vert qui n’est pas du vert mais du gris, et les coquetiers sauvages tout rouges sur le Corbetsch, mon bonheur d’embrasser Mamita, de rire avec mes frères et mes pittoresques belles-sœurs sous le regard un peu sceptique et tendre du patriarche, mon bonheur de m’asseoir dans l’herbe du jardin de curé, d’entendre bruire les peupliers, malgré tout cela aujourd’hui mon cœur est en peine. Et je te le dis, sachant bien que te le dire me guérira. »

Le cœur a ses blessures, que l’amour guérit.

Ecrire à l’auteur : loris.musumeci@leregardlibre.com

Crédit photo : © i.ytimg.com

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