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«Déflagration»: la prophétie de Serge Bimpage5 minutes de lecture

par Jonas Follonier
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Les bouquins du mardi – Jonas Follonier

C’est une expérience impressionnante que la lecture de Déflagration. Roman écrit par l’ancien journaliste romand Serge Bimpage, il raconte l’éruption d’un volcan au Nord de la Suisse, qui va provoquer une inondation… et un confinement généralisé. Le livre a été accepté par l’éditeur Michel Moret le 6 janvier 2020. Il a été écrit durant les trois ans qui ont précédé la pandémie. Comme tient à le noter l’auteur dans un avertissement, aucun mot n’a été changé ou ajouté au texte original. Une coïncidence bluffante avec notre présent, et surtout un récit poignant, intelligent et émouvant.

L’histoire est pour le moins originale. Il fallait avoir l’idée, comme on dit. L’idée, Serge Bimpage l’a eue en sirotant un verre de vin blanc, sur sa terrasse en Sicile. Face à son regard, la fumée d’un volcan. «Etait-ce le soleil qui tapait fort, ou la Malvoisie, devant le spectacle du volcan dont le nuage semblait grandir et noircir: j’ai eu peur pour mon pays! Une crainte d’autant plus irrationnelle, bien sûr, qu’il n’y existait pas de volcan, suffisamment forte cependant pour en imposer la métaphore. Si l’on n’y prenait garde, d’invisibles périls menaçaient la minuscule nation au centre de l’Europe.»

Le roman, c’est cette métaphore. Celle qui, avec l’image de l’irruption d’un volcan, donne à voir ce que serait l’irruption de l’inédit, de l’imprévu, de l’impensable et de l’indésirable dans un pays, la Suisse, qui se sent très souvent, trop souvent, à l’abri de tous les dangers et de tous les excès. C’est pourtant déjà un excès de ne pas se sentir concerné par l’adversité, et déjà un danger. Déflagration est également un roman sur le tragique. La mort, l’injustice de la nature, l’interconnexion. Bref, ce qui nous dépasse. Et cette réalité est amenée de manière très concrète et souvent drôle par l’entremise du personnage principal.

«Les chevaliers sont seuls. Ils s’enfoncent dans la nuit, comme Corderey maintenant. On ignore où ils vont, où ils dorment avec ce froid mais on sait qu’ils ne sont pas du genre à se jeter au lac, oh ça non! Ayant fait une brève halte devant quelque échoppe, ici la marchande de marrons, avec son gros chandail de laine qui pue, ils repartent la tête haute, emportant avec eux son sourire et la vision de ses seins généreux qui suffit à leur sommeil provisoire.»

Ce héros, comme il voudrait sans doute lui-même qu’on le qualifie, c’est Julius Corderey, un professeur d’université un peu réac’, un peu pommé, mais qui partage avec ses collègues – qu’il méprise – la quintessence du prof d’uni: un égo surdimensionné. Corderey est un type qui boit à sa propre santé. Sa vie se résume à des réflexions sur le thème auquel consacrer son prochain essai pour vendre un max («Il ne restait qu’à dérouler la pelote. Rappeler nos valeurs. Dénoncer Schengen et en route pour le best-seller»), sur les méthodes à mettre en œuvre pour charmer ses jeunes assistantes ou homologues, sur ce que vont penser ses confrères de ses sorties à propos de l’exception helvétique. Bref, un mec qui aime user de son pouvoir. Mais qui s’est fait larguer par sa femme. Et qui reçoit la plainte d’une étudiante. Le contexte du bouquin, c’est la Suisse orgueilleuse, mais c’est aussi #MeToo.

«Il regarda sa montre. Il n’était que quinze heures. Encore deux à tirer pendant lesquelles le public boirait les paroles de ces clowns.
Tenter une main sur son genou. Au dernier rang, il faisait sombre, personne ne s’apercevrait de rien. Mais comment réagirait-elle? Peut-être positivement, Ghislaine lui avait avoué son fantasme de se trouver en pareille situation (ndlr: il s’agit ici de Consuela, une autre)

Et ce qu’il y a de très bien amené dans cette histoire, c’est que pareillement à l’inondation qui va secouer le «Petit-Pays», l’accusation de harcèlement que va subir Corderey – subir, oui, car la plaignante s’avère être une menteuse – délimitera une «vie d’avant» et une «vie d’après». D’ailleurs, le long roman est divisé en trois parties, «AVANT», «PENDANT», «APRÈS». Une correspondance de plus, évidemment, avec la pandémie que nous traversons et le vocabulaire que nous avons adopté, l’air de rien, dans la vie de tous les jours. Covid, monde d’avant, monde d’après, confinement, quarantaine… Même la phrase de Macron est prophétisée, avec un personnage affirmant que lui et ses congénères sont «comme en période de guerre».

«Sa vie d’avant. Le doyen la lui présentait sur un plateau. Avec les excuses du décanat, assorties de la promesse des pleins pouvoirs pour remodeler le département, alors qu’est-ce que vous en dites?
Corderey était resté silencieux. Reprenait-on sa vie comme avant un tsunami? Non, bien sûr, le doyen devait s’en douter. Il en faudrait du temps, pour rétablir sa réputation ternie. Et lui-même n’était pas certain de se retrouver tel qu’en lui-même.»

Quand on dit que la littérature raconte le monde plus que n’importe quel autre médium, eh bien là nous y sommes. Lire Déflagration convaincra toute personne qui ne serait pas encore convaincue de la puissance des romans. «La pensée ne fait pas de miracle. […] L’art va plus vite ou plus profond. Il ne donne à penser qu’en donnant à ressentir, à aimer, à admirer», écrit André Comte-Sponville dans L’inconsolable et autres impromptus, dans le chapitre sur Beethoven. En d’autres termes, l’art anticipe sur la pensée. Serge Bimpage, c’est officiel, a eu l’intuition du grand événement des années deux mille vingt, voire du XXIe siècle.

A lire aussi: L’éternel retour des romans

Pourtant, quels médias romands en ont parlé? Si peu! Sans-doute préfère-t-on inviter les gens à faire du yoga avec Emmanuel Carrère, plutôt qu’à réfléchir avec Serge Bimpage sur l’exception suisse, dont les deux sens «singularité» et «prouesse» sont encore et toujours à expliquer, critiquer, remettre en perspective… et quoi de mieux que le roman pour cela! Le lecteur y rencontre des choses – un fusil, un chalet, des frontières… un syndic – qui condensent les grands débats nationaux, il assiste à l’évolution psychologique d’un personnage, passant du cynisme à la mélancolie, de l’inconscience amorale à la conscience du tragique. Avec l’idée de «ne pas être le seul à être seul.» Et il lit enfin ce qui est peut-être le plus incroyable des pressentiments de Bimpage:

«Le Petit-Pays n’était plus le chouchou de Dieu. Il se présentait comme l’inverse de ce que les citoyens en avaient attendu. Et qu’en avions-nous attendu? De l’anticipation! Condamné à tout prévoir, notre Petit-Pays excellait dans l’anticipation, au point que nous en étions arrivés à regarder les choses de haut, de si haut que nous ne savions d’ailleurs plus être terre à terre.
Et voilà que plus l’eau montait, moins le pays anticipait. Le mal les contaminait tous. Même les jeunes, angoissés de rien, se mettaient à interroger les anciens, et leurs questions ne rencontrant que l’écho désespéré de l’impuissance, le vague à l’âme finissait par les submerger aussi.»

Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com

Serge Bimpage
Déflagration
Editions de l’Aire
2020
544 pages

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