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«Frère d’âme»: un Goncourt des lycéens au style africain4 minutes de lecture

par Loris S. Musumeci
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Tour d’horizon de quelques grands prix littéraires – épisode #2

Le Regard Libre N° 48 – Loris S. Musumeci

«Il m’a dit: ‘Par la grâce de Dieu et par celle de notre grand marabout, si tu es mon frère, Alfa, si tu es vraiment celui que je pense, égorge-moi comme un mouton de sacrifice, ne laisse pas le museau de la mort dévorer mon corps! Ne m’abandonne pas à toute cette saleté. Alfa Ndiaye… Alfa… je t’en supplie… égorge-moi!’»

Un roman qui fait froid dans le dos et qui raconte une guerre au sacrifice de la jeunesse, à l’apogée de la folie. Alfa Ndiaye et Mademba Diop sont deux «frères d’âmes»: amis intimes qui ont grandi ensemble, sous le même toit. Le premier est fort, grand, beau et vaillant; le second, tout aussi vaillant, n’a pas la puissance de son camarade, il est même plutôt frêle. Et ça ne pardonne pas quand on est tirailleur sénégalais et qu’on est envoyé au front. Malgré tous les efforts d’Alfa pour protéger Mademba, ce dernier ne tarde pas à succomber. Mais ce qui hante l’esprit du survivant: l’agonie du mort. Il l’a supplié trois jours de souffrance durant de l’achever, mais rien n’y fit. Alfa ne put le tuer. Il a été inhumain. Pour combler la douleur, il vide ses ennemis de leurs tripes et collectionne leurs mains.

L’histoire est saisissante. Bien sûr, on parle souvent de la Grande Guerre, mais là c’est différent. Elle est vue à travers deux prismes plus originaux: les tirailleurs sénégalais et la culpabilité de ne pas avoir tué. Peu d’ouvrages à ce jour ont parlé de la destinée de ces jeunes africains qui se sont engagés dans l’armée française, alors même qu’ils y étaient considérés comme des sauvages agressifs que l’on pouvait envoyer partout.

L’autre angle d’attaque, celui de la culpabilité, est intéressant aussi parce qu’il permet de poser d’importantes questions éthiques. David Diop réussit bien à décrire tout au long du livre le mal-être profond que vit Alfa. Comme il montre bien aussi comment l’ambiance de guerre a tout pour rendre fou: la peur permanente, la mort aux aguets, la disparition de camarades, la disparition d’un frère d’âme, le jugement des autres, le regard de l’ennemi lorsqu’on est sur le point de le tuer et j’en passe.

«Par la vérité de Dieu, il faut être fou pour s’extraire hurlant comme un sauvage du ventre de la terre. Les balles de l’ennemi d’en face, les gros grains tombant du ciel de métal, n’ont pas peur des hurlements, elles n’ont pas peur de traverser les têtes, les chairs et de casser les os et de couper les vies. La folie temporaire permet d’oublier la vérité des balles. La folie temporaire est la sœur du courage à la guerre.»

Le récit est articulé avec puissance, et les lecteurs sont complètement partie prenante de cette guerre et de la torture mentale que vit Alfa, mais ce qui marque le plus, c’est le style tout africain que l’auteur utilise. Oui, il existe un style africain francophone. Cela ne veut pas dire que tous les écrivains francophones de l’Afrique noire écrivent dans un même style, loin de là; néanmoins, ils peuvent rendre une ambiance africaine en donnant aux mots un accent tout particulier. S’il vous plaît, ne m’accusez pas de racisme, parce que la même théorie est valable avec la littérature romande: Charles-Ferdinand Ramuz en est le plus illustre représentant.

Pour revenir au style africain, il a ceci de fort qu’il permet de rythmer le texte à la cadence du sang qui coule dans les veines d’un tirailleur sénégalais. Et bien sûr, le style contribue à nous ramener à l’histoire de l’enfance d’Alfa et Mademba dans leur village. L’évocation est totalement présente, parce qu’on sent les odeurs de la terre humide et on voit les chemises blanches étincelantes sur de belles peaux noires. Il y a également une certaine spiritualité, tirée des rites ancestraux, qui sonne vrai grâce au style africain.

Frère d’âme, enfin, se lit rapidement; peut-être trop rapidement. Cela a pu plaire aux lycéens, et c’est justifié. Cependant, il n’aurait pas été désagréable de développer un peu plus la trame. D’autant plus que l’on sent l’auteur un peu perdu vers la fin. Deux conclusions peuvent en être tirées: soit il a bien fait de s’arrêter parce qu’il était à court d’inspiration, soit il aurait dû développer d’autres dimensions de l’histoire pour en faire un roman plus complet et plus long. A moins que le texte n’ait été amputé d’une main, ou privé d’un Frère d’âme.

«Le propriétaire de la quatrième main de collection n’avait rien fait de mal, je crois. Je l’ai lu dans ses yeux bleus quand je l’ai étripé dans la terre à personne, comme dit le capitaine. J’ai vu dans ses yeux que c’était un bon garçon, un bon fils, trop jeune encore pour avoir saisi la femme, mais un futur bon mari certainement. Et voilà qu’il a fallu que je tombe sur lui comme le malheur sur l’innocence.»

Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com

Crédit photo: © Wikimedia CC

David Diop
Frère d’âme
Editions du Seuil
2018
175 pages

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