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«Le Sang», extrait n° 113 minutes de lecture

par Sébastien Oreiller
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Le Regard Libre N° 35 – Sébastien Oreiller

Chapitre III : Départ de la mère

En portant le cercueil, le poids de la mère sur les épaules, il ne songeait même pas lorsqu’il pénétra sous la vieille nef de pierre. Il ne songea pas que peut-être il avait causé sa mort, au chagrin distillé dans son cœur par les événements de la montagne, la disparition soudaine de son fils. Il savait qu’elle connaissait tout, qu’elle n’avait jamais rien dit, mais qu’elle savait. Il avait perdu sa jeunesse ; un mois plus tard, la mère était morte. Il n’y avait rien à comprendre. L’office commença, et il s’assit devant, avec les petits frères et sœurs, qui pleuraient sans trop se rendre compte. Qu’allait-il faire avec eux ? Les envoyer au pensionnat, en ville, chez les prêtres ? Il n’en avait pas les moyens. Le pensionnat, pour eux, ce serait l’orphelinat. Ou alors, il les éduquerait, du mieux qu’il pourrait, mais il ne pourrait être à son tour et père et mère. Il faudrait se marier, des mains pour recoudre les habits et préparer le café, pendant qu’il s’acquitterait des travaux sommaires. Ne fût-ce que quelques années. Ensuite, les plus grands devraient partir travailler, puis les plus petits, et ils remplaceraient définitivement le père et la mère dans la grande chambre. Telles étaient ses véritables pensées, triviales, les enfants, la maison, et l’hiver qui approchait. Le deuil viendrait plus tard, quand les frères et sœurs auraient quitté la maison, qu’il aurait éduqué quatre ou cinq beaux enfants pour lui succéder, et prendre sa place aux champs. Alors, fatigué mais serein, il aurait le temps de songer au passé, et à la mère.

Elle était venue à l’enterrement, seule avec ses filles, les garçons ne l’avaient pas accompagnée. Pourquoi avait-elle fait cela ? Tout était de sa faute. Pas pour le soutenir certainement, pour se rapprocher de lui plutôt. Il aurait mieux valu qu’elle restât chez elle, dans sa maison glaciale, avec son mort dans sa cave, ses garçons puants et tout le reste. C’était le dernier moment où il voyait la mère, et elle venait le gâcher. Il la détestait encore plus. Il détestait ces bonnes femmes qui vous vampirisent jusqu’à la moelle, jusqu’à envahir les moments les plus précieux, et les remplir de chagrins et de soucis. Il fallait en finir. Lorsqu’il fallut bénir le cercueil, qu’elle passa devant lui dans une espèce de robe sombre qui n’était pas vraiment une robe de deuil, il ne la regarda pas. Il ne comprit que trop tard qu’elle mettrait cela sur le compte de la décence, occupé qu’il était à moucher les plus petits, pleurant à chaudes larmes, alors que les plus grands ne disaient rien, regardaient le long défilé des voisins, des cousins, des connaissances qui avaient oublié disputes et rancœurs, cette communauté rurale pauvre et miséricordieuse. Elle ne comprendrait jamais. Elle ne comprendrait pas qu’il ne s’agissait que de fantaisies, qu’il avait trop peur de l’avenir pour offrir un peu de vin et de pain aux fidèles venus à l’enterrement, que quand on ne sait pas combien il restera après l’hiver, on n’a pas la tête aux vanités des baisers et des serments. Elle ne le laisserait pas tranquille ; sa colère brûlait comme l’encens et se répandait dans l’église, sur l’assistance, imprégnait le bois du cercueil. Il se détestait.

Lorsque l’office fut fini, on mit la mère dans la terre froide et il partit sans rien dire.

Ecrire à l’auteur : sebastien.oreiller@netplus.ch

Crédit photo : © valais.ch

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