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Une histoire d’indépendance à la Sénégalaise7 minutes de lecture

par Diana-Alice Ramsauer
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Les bouquins du mardi – Diana-Alice Ramsauer

«Privilège de notre génération, charnière entre deux périodes historiques, l’une de domination, l’autre d’indépendance». La fiction Une si longue lettre, de Mariama Bâ – considéré comme l’un des premiers romans féministes africains – pourrait être résumée par cette citation. Ce court ouvrage raconte le deuil de la Sénégalaise Ramatoulaye dans les années septante: son combat contre l’oppression masculine dans la sphère privée dans un contexte mouvant de reconstruction postcoloniale. Une lecture qui ouvre les portes d’une culture et d’un passé, nécessaire pour toutes et tous les féministes occidentaux du XXIe siècle.

Une si longue lettre de Mariama Bâ raconte le Sénégal des années septante au travers du destin de trois femmes. La première, le personnage central, Ramatoulaye est une frondeuse de cinquante ans qui s’est laissée emporter par le poids des traditions. Sa meilleure amie, Aïssatou est celle qui a fini par dire «non». Sa fille Daba, pour finir, est le reflet d’une nouvelle ère en devenir.

Dans cette longue missive de 165 pages, Ramatoulaye décrit à son amie Aïssatou, camarade de lutte et modèle, le deuil qu’elle vit après la mort de son mari. En réclusion obligatoire, elle revient sur la vie qu’elle a passée avec lui et comment son monde s’est effondré lorsqu’il a décidé de prendre une deuxième épouse, jeune et manipulée.

De la liberté à la mère de famille

La quinquagénaire vient de passer un quart de siècle avec cet homme; lui a donné 12 enfants; s’est effacée au profit de ses moindres désirs. Si Ramatoulaye a terminé des études supérieures et est rapidement devenue enseignante, le récit semble murmurer qu’elle a abandonné sa carrière au profit de la vie familiale. «Je suis de celles qui ne peuvent se réaliser et s’épanouir que dans le couple. Je n’ai jamais conçu le bonheur hors du couple». Enfermée dans cette considération, elle encaisse ce deuxième mariage, alors même qu’il lui enlève tout: son mari la prive non seulement d’amour, mais il lui supprime la sécurité financière. Il meurt après avoir dilapidé sa fortune en faveur de cette nouvelle femme et de sa famille, avare de luxe et de reconnaissance sociale. «Je m’étais préparée à un partage équitable selon l’Islam, dans le domaine polygamique. Je n’eus rien entre les mains», regrette Ramatoulaye.

Cette femme, en de nombreux points l’alter ego de Mariama Bâ, refuse pourtant le statut de victime et se voit remplie d’une nouvelle force après le décès de son mari. Alors qu’après les quarante jours de deuil, des prétendants viennent à nouveau sonner à sa porte, elle refuse de revivre la domination par un autre homme – puisque le destin du mariage dans ce contexte est bien celui de la perte de liberté. Elle marque ses limites et tente de se reconstruire sa vie, seule.

«Je survivais. Je me débarrassais de ma timidité pour affronter seule les salles de cinéma ; je m’asseyais à ma place, avec de moins en moins de gêne au fil des mois. On dévisageait la femme mûre sans compagnon. Je feignais l’indifférence alors que la colère martelait mes nerfs et que mes larmes retenues embuaient mes yeux. Je mesurais aux regards étonnés, la minceur de la liberté accordée à la femme.»

Un doigt d’honneur douloureux contre la polygamie

Situation similaire et pourtant réaction différente du côté d’Aïssatou, la meilleure amie. Elle aussi fait face à un second mariage de son mari pourtant aimé, avec une femme très jeune et très belle. Elle, pourtant, décide de partir, de refaire sa vie en embarquant ses enfants. D’abord au Sénégal, puis en France et enfin aux Etats-Unis où elle devient interprète dans une ambassade. Aïssatou n’accepte pas de s’être fait imposer, sans discussion, sans réflexion, cette deuxième femme. La polygamie est pointée du doigt: non pas comme une pratique mauvaise en soi, mais certainement bien plus pour ce qu’elle révèle des rapports de domination et du manque de considération laissée aux femmes. Aujourd’hui d’ailleurs, certaines féministes sénégalaises revendiquent ce mode de vie. Il n’en demeure pas moins que dans les années septante, ce doigt d’honneur aux traditions, cette posture de combat est admirable aux yeux de Ramatoulaye.

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Le dernier personnage, moins présent, est celui de Daba, la fille ainée de Ramatoulaye. Elle, représente une nouvelle génération qui semble s’être déjà libérée. Son union est un choix. «Le mariage n’est pas une chaîne, dit-elle. C’est une adhésion réciproque à un programme de vie.» Son mari sait cuire le riz aussi bien qu’elle et revendique «Daba est ma femme. Elle n’est pas mon esclave, ni ma servante». Daba représente l’espoir en un monde un peu plus égalitaire dont rêve Ramatoulaye. Cette figure n’apparaît pourtant qu’en fin de récit, comme pour symboliser l’embryon d’une ouverture, sans pour autant avoir la possibilité d’ouvrir ce pan de l’histoire. Pas encore.

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«Le Sénégal offre un visage nouveau de liberté retrouvée»

Au travers de la voix de Mariama Bâ, cette liberté se découvre à tâtons. Autant les femmes que toute la société sénégalaise se dirigent vers une nouvelle organisation de la vie en société et les recettes miracles n’existent pas, à l’image d’Aissatou et Ramatoulaye qui vivent leur drame chacune à leur manière, comme elles le peuvent. Cette société à remodeler repose sur des décennies d’occupation. Mais elle a également été construite sur des traditions, une culture, une religion: «Notre société actuelle est ébranlée dans ses assises les plus profondes, tiraillées entre l’attrait de vices importés, et la résistance farouche des vertus anciennes.»

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Quarante ans après, alors que le féminisme est un mot que plus personne ne peut ignorer, les questions des rapports de domination restent bien similaires. Si certaines notions comme le mariage forcé ou la polygamie sont des thèmes qui ne nous parlent que très peu en Occident, le fondement libérateur est en revanche universel.  Le récit, publié en 1979, ne dit pas si cette libération a été bénéfique, ni si la décolonisation a réussi – on sait, aujourd’hui avec un peu de recul que bon nombre de problématiques ne sont pas résolues.

C’est là où Une si longue lettre de Mariama Bâ est fort: c’est un récit de la transition et non un ouvrage de la solution. L’un des premiers à déterrer les femmes de la grotte sombre où on les a trop souvent laissées. Il évoque l’espoir: un cri contre l’exploitation de l’humain et contre la notion de «femme-objet». Elle est un manifeste pour une liberté de choix sans contraintes ni rapports de pouvoir malsains. Elle est une voix forte pour la remise en cause de traditions agissant en faveur des plus puissants. Elle est, pour finir, un pamphlet pour une meilleure représentation des diversités à la tête de l’Etat. En résumé, un récit intime éminemment politique… avec toutes les désillusions qui peuvent en découler.

Le mot de la fin ira au dramaturge ivoirien Koffi Kwahulé  – et il le dit en 2020  – l’œuvre de Mariama Bâ a mis en lumière un principe fondamental: la condition des femmes au sein de la société doit être vue comme l’un des grands combats du Sénégal (et de l’Afrique). Car tant que cette question ne sera pas résolue, peu importe les efforts entamés sur le plan social, économique ou culturel, le pays n’aura pas réellement touché à la liberté.

Ecrire à l’auteure: diana-alice.ramsauer@leregardlibre.com

Crédit Photo: © Domaine Public
Légende: Discours de Mariama Bâ à l’Ecole normale de Rufisque. Date inconnue.

Mariama Bâ
Une si longue lettre
Les Editions du Rocher/Serpent à plumes
2001 [1979]
165 pages


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