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«Villa royale»: le premier roman pétillant de talent d’une Lausannoise7 minutes de lecture

par Quentin Perissinotto
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villa royale emmanuelle fournier-lorentz

Article inédit – Quentin Perissinotto

Villa royale marque l’entrée en littérature d’une jeune auteure lausannoise. Et la marque de fort belle façon! Si le titre peut laisser penser à une suite de réceptions-cocktails cossues, de lustres miroitants et de déroulements de tapis rouges, il n’en est rien. Emmanuelle Fournier-Lorentz nous emmène dans le sillage d’une fratrie qui chavire de ville en ville, cherchant à fuir à tout prix le souvenir de la mort de leur père. Que ce soit sous le tropique du Capricorne ou dans la froideur du 15e arrondissement de Paris, le soleil éclaire peut-être sous un autre angle, mais projette toujours les mêmes ombres.

La publication d’un premier roman est toujours une chose spéciale pour un auteur. Encore plus si celle-ci se fait chez Gallimard! Surtout qu’habituellement, pour entrevoir une Lausannoise dans la «Blanche», il faut plutôt lorgner du côté du quartier de Chauderon. Ce qui frappe d’emblée avec Villa royale, c’est la voix. Une voix qui s’impose sans en faire trop, qui se glisse subrepticement sur les mots et qui porte le récit ou mieux, le berce. Presque timidement, l’air de rien, occupant tout. Et derrière les rares silences, la fuite. Un beau soir, en plein milieu d’une chamaillerie entre frères et sœurs, la mère annonce brusquement à Charles, Victor et Palma leur prochaine destination: ce sera La Réunion. Tout cela deux ou trois mois seulement après la mort du père. Il faut trancher à vif l’existence. Palma, la narratrice, dira: «J’étais, moi, heureuse de sentir une odeur enivrante, perverse, bien plus violente que ma tristesse: l’odeur de la fuite.»

Dès le départ, cette fuite géographique se transformera en fuite existentielle; car s’ils traînent ce drame familial dans leurs valises, les enfants ne comprennent cependant pas l’acharnement de leur mère à vouloir les dérober au quotidien. De fugitifs ils sont passés à nomades: nomades des lieux, nomades de leur propre vie. Après La Réunion, Paris, une brève halte à Marseille, puis Esacamdur et Montpellier; les appartements miteux s’enchaînent, les routes aussi, les villes défilent et les rêves se déchirent. En suivant la fuite, on arrive au carrefour des questions: à quoi se résume la vie? Comment se projeter dans l’avenir quand tout éclate d’un battement d’ailes? La mère ne leur demande jamais leur avis, ne les informe jamais, elle décide à la hâte de ce qui est le mieux pour tous. L’amour maternel est dans cette histoire une confiscation des idéaux.

«Une famille courant après on ne savait quoi, une famille en fuite. Et n’est-ce pas le propre de l’existence: refaire, par des moyens déviés et qu’on ne maîtrise pas, ce que l’on a vécu durant son enfance? Le refaire pour toujours, à vie, incapable d’y échapper, condamné encore et encore. Incontestablement, il y avait chez nous un gène, une espèce de folie; peut-être était-elle dans ma famille depuis des générations. Elle permettait ce qui à mes yeux valait de l’or: la possibilité d’une vie que peu de monde a écrite, et qui s’efface sous vos pas si vous essayez de la regarder à travers le prisme d’une société bien établie. Locataires heureux d’une tour d’ivoire, propriétaires d’un jardin de sable, qu’importe.»

Les enfants, ces marins de la nostalgie

Néanmoins, les protagonistes du roman ont beau s’échapper toujours plus loin, sans laisser de traces, ils ne parviennent pas à se défaire du fantôme du souvenir paternel. Ils semblent courir à perdre haleine, à perdre tout afin que rien ne s’accroche à eux. Mais noyer le passé dans l’agitation ne fonctionne jamais. «Demande-moi qui je fus, j’te dirai qui je fuis», dirait le rappeur Médine. Cette obsession de la mère à enfouir le passé sous des tapis toujours plus épais conduit inévitablement à la révolte, docile au départ, des enfants. Le roman amorce avec cela un virage très intéressant et dépeint cette mouvance entre la perte de l’enfance et le devenir adulte. Charles, Victor et Palma ont des caractères très différents et leur rébellion prend naturellement des formes opposées. Palma, la narratrice, est la plus jeune et la plus calme. Alors, pour lutter contre le réel oppressant et bien souvent incompréhensible, elle raconte des histoires. Ainsi, ce qui a toujours été tu disparaît.

«D’un coup d’œil, j’ai vérifié que Victor non plus n’était pas triste de s’en aller. Malgré le bruit des livres qui s’écrasaient au fond des sacs et le fait que nous faisions tout pour ne pas croiser le regard furieux de ma mère, il arborait un air lumineux et éberlué, celui des gens que l’on rencontre par hasard en pleine nuit, ivres et échevelés, des gens que l’on n’a pas vus depuis dix ans et contre lesquels on se cogne dans les rues d’une ville étrangère.»

Une chose étonne pourtant: cette mère qui orchestre tout le récit n’est jamais nommée; cette présence sourde répond à l’absence stridente du père. Deux horizons qui se coupent en dehors de l’écran. Deux lignes évanescentes qui sous-tendent le récit. Si cette famille était une photographie, elle serait un argentique perforé de zébrures d’où percerait une lumière. Mais une lumière qui se parerait de blafard sur les bords, puisque la folie nimbe le personnage maternel, qui dira qu’il «vaut être folle parfois: de longues plages d’absence où le réel ne fait jamais irruption.» Ainsi, la jeune famille aura pour lourde dette morale de choisir constamment entre traquer ou fuir la Furie qui ondule. Avec beaucoup de délicatesse et de pudeur, l’auteure construit un récit fait d’ellipses, de halos lumineux et de mystères à percer.

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Les sujets graves, émouvants et parfois dramatiques que traite Emmanuelle Fournier-Lorentz n’alourdissent cependant pas le roman de pathos. Au contraire, l’insouciance des enfants et leur sarcasme, Palma la première, donnent lieu à des moments très drôles et cocasses, comme la rencontre d’un marcassin sur une aire d’autoroute. Villa royale est porté par une écriture solaire, touchante, à la fois mélancolique et nostalgique, mais toujours allègre, ce qui ne laisse aucune place au marasme. C’est un roman qui dit les grands questionnements de l’existence, les drames humains et la perte de l’innocence sous des airs faussement désinvoltes. Un roman vaporeux, mystérieux, un peu comme une bouteille de champagne transportée toute une journée dans le coffre d’une voiture: une fois ouverte, on ne sait pas si elle va nous arroser de douceur ou nous péter à la gueule.

«Il y avait eu quelque chose de définitif dans ce drame qui nous avait marqués au fer rouge, et comme les chats, en état d’alerte constante, nous craignions toute proximité avec la réalité, avec les petits quotidiens où chaque geste est connu et millimétré. Parce que c’est dans cet engourdissement, dans cette brèche particulière de la vie que se glissent sans que l’on s’en aperçoive des voiles qui se déchirent, des drames dont on garde à jamais l’empreinte et qui nous laissent à vif. C’est là que les morts meurent pour toujours.»

Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com

Crédit photo: © Quentin Perissinotto pour Le Regard Libre

Emmanuelle Fournier-Lorentz
Villa royale
Editions Gallimard
2022
262 pages

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