Chaque mois, retrouvez la chronique d’une des personnalités qui nous font le plaisir de prendre la plume en alternance. Dans son billet, l’écrivain Quentin Mouron explore un thème d’actualité avec son tranchant habituel.
L’extrême droite n’a pas d’idées, si bien qu’elle est obligée de recycler celles des autres (que l’on songe au slogan féministe «mon corps, mon choix», repris par la frange droitiste des opposants au vaccin, ou que l’on songe aux dénonciations de la «mentalité néocoloniale» pour attaquer le boycott contre la Coupe du Monde au Qatar). L’assassinat d’une enfant à Paris, le mois dernier, a été l’occasion d’un épisode qui hésitait entre l’hystérie et la dysenterie. Eric Zemmour et ses lieutenants ont brandi l’étendard de la menace barbare et de la submersion migratoire, tandis qu’ils requalifiaient le crime odieux de «francocide», manière de singer le néologisme «féminicide», qui inscrit les meurtres de femmes dans la dynamique systématique et générale de la domination masculine.
Penser les événements, une nécessité
Les cris d’orfraie de la gauche et la majorité n’ont pas été plus convaincants. L’une et l’autre ont dénoncé à grands cris les tentatives de «récupération politique», comme si elles n’en avaient jamais commis elles-mêmes, comme si le propre de la politique n’était pas justement de penser l’événement qui surgit, comme si le propre de la politique n’était pas justement d’accueillir l’inouï, au lieu de le rejeter sans ménagement dans la rubrique des faits divers, à côté des chiens écrasés et des gains de loterie.
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Il appartenait à la gauche de penser cet événement, de le penser avec ses moyens propres, avec ses concepts propres, avec ses exigences propres. Au lieu de laisser la meute brune se déchaîner, il lui appartenait de poser sans détours la question de l’accompagnement des personnes en détresse psychique, de poser sans détours la question de l’accueil des exilés et de leur expulsion, il lui appartenait de dire clairement à partir de quand une expulsion était souhaitable ou nécessaire, ou bien si elle ne l’était jamais. Au lieu de cela, elle s’est contentée de se décharger sur les épaules de la famille de la victime, qui en appelait à cesser la récupération politique.
Un crime est l’affaire de tous
Pourtant, et pour cruelle que soit la formule, un crime ne relève pas de la propriété privée. Il n’appartient ni à son auteur ni à sa victime. Il n’est pas l’affaire exclusive de la famille de la victime et, s’il regarde en premier lieu la justice, il ne lui appartient pas. Un crime est toujours l’affaire de tous, il engage toujours la société entière. En tant qu’il est une violation de l’ordre établi et une exception par rapport à cet ordre, il est toujours aussi un problème politique qui appelle une réponse politique.
La récupération politique n’est ainsi pas une dérive isolée, c’est le propre d’une activité politique digne de ce nom – c’est-à-dire digne de la démocratie. Alain Badiou conditionne l’émergence d’une vérité politique à un événement, à la fidélité à un événement. Le politique doit être, précisément, celui qui s’empare d’un événement et s’emploie à le penser dans toute son ampleur tragique. Il n’y a pas de crimes isolés, ou privés, il n’y a que des crimes publics, commis à la face de tous et qui ensanglantent la face de tous, et qui sont l’affaire de chacun – comme l’est la politique.
Quand les auteurs naturalistes prenaient les faits divers comme sources, ils n’obéissaient pas à une quelconque fascination morbide. Ils agissaient avec un sens politique consommé: ils savaient bien que s’il n’y a pas de société sans crimes, il n’y a pas de littérature, de philosophie ou de politique qui puisse faire l’économie de les penser profondément – et d’y répondre.
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Dessin: © Nathanaël Schmid pour Le Regard Libre
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