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Economie

Interview

«L’esprit entrepreneurial n’est pas inné»9 minutes de lecture

par Ronnie Grob
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Alan Frei a cofondé le start-up Center à l’Université de Zurich. Photo: Selina Seiler

Ce serial-entrepreneur a échoué avec 51 startups, il a réussi à la 52e tentative – avec des sex-toys. Selon lui, une bonne idée n’est qu’une petite partie du succès.

Alan, tu as fondé la société Amorana en 2014 avec Lukas Speiser et tu l’as vendue en 2022. Les débuts, ai-je lu sur le site web de l’entreprise, étaient «maladroits».

Alan Frei: «Maladroit» est même un peu trop positif. Lukas, qui travaillait dans une banque à l’époque, et moi n’avions aucune idée de ce qu’était une entreprise, au sens propre du terme. Nous n’avions pas de site web, pas de stock, rien.

Comment cela a-t-il démarré?

Nous avons bricolé une page d’accueil en une journée et l’avons envoyée anonymement à 4000 adresses e-mail de connaissances. A notre grande surprise, trois personnes ont ensuite acheté quelque chose. Nous nous sommes procuré le matériel au «MagicX», sur le Limmatquai de Zurich: des huiles de massage dont le prix était réduit de 50% parce que leur date de péremption était dépassée. Cela nous a valu les premières réclamations.

Beaucoup de gens voient dans ce thème – vibromasseurs, lingerie, gel lubrifiant – quelque chose de choquant. Quelles ont été les réactions à ce sujet?

Quand nous avons commencé, personne ne trouvait que c’était une bonne idée. Personne ne voulait investir. Mes parents, tous deux catholiques, n’étaient pas très enthousiastes. Les grands-parents de Lukas non plus. Notre hypothèse était que ces jouets étaient bons pour une relation amoureuse. Il est en effet préférable de communiquer ouvertement sur la sexualité. Nous avions l’ambition de faire passer cela du modèle de niche au marché de masse. Notre chance a été le succès de Cinquante nuances de Grey, qui a soudainement rendu le sujet accessible au grand public.

Comment le succès est-il arrivé? Si vous étiez de parfaits amateurs, cela ne pouvait pas suffire.

Nous nous demandons toujours comment le succès est arrivé. (Rires) Nous avons été les premiers à avoir le courage de nous exposer sur ce segment. Nous sommes sortis et avons dit: «Hé, nous vendons des sex-toys maintenant», avec toutes les conséquences négatives et remarques stupides que nous avons dû entendre. Parallèlement, la technologie pour ce type de matériel s’est développée. Nous avons rencontré très tôt l’inventeur du sex-toy le plus vendu au monde, «The Womanizer», et avons introduit ce produit en Suisse; c’était un saut quantique sur le plan technologique. Et il y a eu notre calendrier de l’Avent «Amorana», avec lequel nous avons réussi à faire en sorte que les gens abordent le sujet de manière ludique.

Tu as fait preuve de persévérance jusqu’à ce que tu réussisses: 51 projets que tu as lancés n’ont eu que peu de succès. C’est le 52e qui a ensuite décollé. Avec quel genre de projets as-tu échoué?

Je suis par exemple l’inventeur de l’eau-de-vie de mangue; malheureusement, la mangue est le fruit le plus stupide pour en faire de l’eau-de-vie, car elle a un noyau relativement gros par rapport à sa chair. En fait, c’est pour cela que les gens font plutôt de l’eau-de-vie avec des pommes ou des poires. Le papier toilette sans rouleau de carton, les divorces en ligne, une plateforme de soutien scolaire, une plateforme de rencontre sur Facebook ou une plateforme visant à réduire l’asymétrie d’information dans le secteur des taxis n’ont pas non plus fonctionné. Une autre entreprise bien connue a ensuite réalisé cela avec beaucoup plus de succès que nous…

Comment as-tu financé tout cela? Avais-tu un travail à côté?

J’ai remarqué assez vite qu’à cette époque, la nouvelle économie pouvait être bâtie sur Internet. Alors qu’il y a trente ans, il fallait avoir des bureaux, des entrepôts, des machines et beaucoup d’employés, je suis devenu entrepreneur lorsque l’Internet a explosé et que de grandes entreprises y ont été créées. Les coûts de fondation d’une entreprise étaient massivement réduits, on pouvait tout à coup créer un site web pour 1000 francs. Aujourd’hui, l’accès est encore plus facile.

Mais on ne paie pas encore de loyer avec ça.

Quand il s’agit d’argent, il y a deux composantes: les dépenses et les recettes. Si les revenus sont faibles, les dépenses doivent être faibles. Il en résulte que pendant 14 ans, j’ai vécu dans un appartement très bon marché, mais aussi très bruyant, dans le prolongement de la Rosengartenstrasse à Zurich. Je n’avais que 70 objets, dont une fourchette, un couteau et une cuillère. J’ai vécu de manière extrêmement minimaliste parce que je savais que je pouvais faire des expériences plus longtemps si les coûts fixes étaient bas. De temps en temps, j’ai aussi repris un travail. Il y a également eu des projets auxquels des investisseurs ont participé, mais qui n’ont pas fonctionné ensuite.

Aujourd’hui, tu as de l’argent et tu n’as plus besoin de vivre de façon minimaliste. Est-ce que tu le fais toujours?

Après la vente d’Amorana, j’ai vécu dans un hôtel pendant trois ans et j’ai ainsi réalisé un grand rêve. Aujourd’hui, j’ai à nouveau des assiettes, des fourchettes, des couteaux, je vis dans un foyer plus ou moins normal. Mais je n’ai toujours pas grand-chose: deux paires de pantalons, sept chemises, sept caleçons, sept paires de chaussettes, deux pulls, deux pantalons de sport, cinq T-shirts.

Beaucoup de gens ont du mal à gérer une soudaine abondance d’argent, de nombreux gagnants du loto deviennent vite malheureux à mort. Comment cela s’est-il passé pour toi?

Le problème, c’est que les vainqueurs du loto n’ont pas eu à gagner cet argent. Personnellement, je n’ai rien eu pendant longtemps et je faisais partie des gens qui devaient appeler l’administration fiscale et demander: «Pouvons-nous fractionner le paiement des impôts sur six mois»? Une fois que j’ai eu de l’argent, je me suis demandé ce qui était important pour moi dans la vie et j’en ai conclu que c’était la liberté. Je ne voulais pas perdre cette liberté en achetant des biens matériels comme des voitures, une maison, un bateau. La liberté de faire ce que je veux pour réaliser mes idées est tout simplement beaucoup, beaucoup plus importante pour moi que de posséder une villa à Küsnacht, par exemple.

J’ai lu ton guide de l’entrepreneur, Alan’s Start-up Guide. Tu y écris: «Tout ce dont tu as besoin, c’est d’une idée de base clairement définie, d’un logo et d’une carte de crédit». Pourquoi seulement cela?

Avec un logo, une carte de crédit et une idée clairement définie, tu peux tester une idée très, très rapidement. Tu montes un site web pour 100 francs et tu y glisses des publicités pour 50 francs. On voit alors rapidement s’il y a une demande ou non.

Ta recette est «essayer, essayer, essayer». Beaucoup de jeunes entrepreneurs ont peur d’avoir une idée géniale et que quelqu’un la leur pique. Ils parlent alors toujours de leurs projets en cachette. N’est-ce pas un non-sens dans la plupart des cas?

Mon expérience est que l’idée n’est qu’un petit pourcentage de la réussite. Bien sûr, il faut avoir une bonne idée, mais cela ne suffit pas pour réussir une affaire. Au début, j’étais aussi comme ça, je demandais aux gens s’ils pouvaient signer des NDA, c’est-à-dire des accords de confidentialité. Au fil des ans, j’ai appris que plus je parle de mon idée, mieux je peux la formuler, plus ma vision devient claire. On peut s’imaginer que c’est un peu comme un diamant brut que l’on taille dans sa tête. Il y a aussi cette belle phrase: «Tu n’as rien compris tant que tu ne peux pas l’expliquer toi-même.» C’est la même chose pour l’entrepreneuriat. Si tu te caches tout le temps et que tu fais tout dans ta tête, tu n’arriveras pas sur le marché. Il faut sortir pour être attentif aux réactions face à ton idée. La question est: est-ce que les gens en veulent ou n’en veulent pas?

A quoi un jeune entrepreneur doit-il aussi faire attention?

Nous avons un temps limité sur cette terre. Tu peux utiliser ce temps limité en remplissant des tableaux Excel en tant qu’employé. Ou tu peux mettre en œuvre tes propres idées. Je préconise de mettre en œuvre ses idées, d’essayer.

Peu de gens le font.

Ce n’est pas toujours facile. Tu as des obligations, une famille, une maison. Une fois que l’on a décidé de réaliser quelque chose, la deuxième étape consiste à ne pas avoir peur de l’échec ou d’être marqué au fer rouge. C’est pourquoi je vis et promeus aussi la culture de l’erreur.

Observes-tu cette culture en Suisse?

La Suisse est un pays d’entrepreneurs. Le problème, c’est que les entreprises helvétiques sont devenues trop prospères! C’est pourquoi de plus en plus de personnes ont rejoint ces grandes entreprises au cours des cent dernières années. Si nous voulons maintenir une prospérité en Suisse, nous devons donner aux jeunes la possibilité de réaliser leurs propres idées et entreprises. Si tu échoues et que tu entres ensuite dans une grande entreprise, ce n’est pas considéré comme négatif. Les grandes sociétés recherchent elles aussi des personnes qui ont l’esprit d’entreprise et qui ont eu des expériences entrepreneuriales.

Quels sont les grands points forts de l’économie suisse?

Grâce aux universités et à l’apprentissage, le terrain propice à la création de sa propre entreprise est très bon en Suisse. Comme les coûts d’opportunité sont très élevés, la plupart des personnes qui y créent une entreprise se sentent très engagées dans leur idée. A Berlin, par exemple, beaucoup ont une startup à côté. Mais ils n’avancent pas vraiment parce qu’ils ont de faibles coûts et ne travaillent qu’à moitié engagés quelque part dans un café. C’est aussi pour cette raison que les décisions prises en Suisse reposent généralement sur des bases sérieuses. On se dit: «Je vais aller jusqu’au bout, sinon je serai dévoré par les coûts».

Quels sont les problèmes en Suisse?

Le marché est relativement petit et la culture d’investissement n’est pas aussi développée qu’ailleurs. Au début, il est relativement facile de trouver de l’argent. Mais ensuite, de nombreuses entreprises se retrouvent dans la «vallée de la mort»: comme la culture du capital-risque fait défaut, il est difficile de faire évoluer une entreprise. Ceux qui ont traversé cette vallée de la mort réussissent généralement à long terme. On voit aussi que les Googles et les Nvidia de ce monde viennent en Suisse.

Pourquoi?

Parce que la vie en Suisse est merveilleuse. Le pays est sûr. Les impôts sont compréhensibles. Ce sont des avantages qui font qu’il est plus facile pour les grands employeurs de faire venir des travailleurs.

Tu as fait preuve d’esprit d’entreprise. Est-ce inné? Peut-on le cultiver?

Je pense que l’esprit entrepreneurial n’est pas inné. Car je vois beaucoup d’entrepreneurs qui ont extrêmement bien réussi et qui disent: «Je n’ai jamais voulu devenir entrepreneur. J’ai juste eu cette idée, et elle devait sortir de moi.»

Comment cela s’est-il passé pour toi?

Ce qui m’a marqué, c’est qu’en 2003/04, à l’âge de 20 ou 21 ans, je suis allé en Chine et j’ai étudié la sinologie. Aujourd’hui, c’est différent, mais quand j’étais là-bas, il y avait une atmosphère de renouveau incroyable. Les gens n’ont pas fait de business plan, ils se sont lancés! J’ai trouvé cette euphorie et la compréhension que l’on peut faire quelque chose fascinantes. Je suis revenu et me suis dit: «Je veux faire la même chose.»

Ronnie Grob est rédacteur en chef de Schweizer Monat.

Vous venez de lire une interview en libre accès, tirée de notre opération «Esprit entrepreneurial» et contenue dans notre supplément «Vive l’esprit d’entreprise!» (Le Regard Libre hors série N°5).

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