Le philosophe français Valentin Husson rend hommage à l’illustre acteur décédé dimanche à l’âge de 88 ans: «Il me passionnait parce qu’il me terrifiait, et inversement.»
Delon faisait partie des hommes qui m’ont passionné. Il me passionnait parce qu’il me terrifiait, et inversement. Encore récemment, je regardais un de ses passages chez Pivot. Delon, c’était peut-être l’homme du XXe siècle. Son archétype même. Je dis cela par-delà bien et mal. Je ne fais pas de morale. J’essaye de comprendre.
Son mot préféré, disait-il à Pivot, était «l’honneur». Il s’est toujours rêvé gangster. Borsalino, c’était lui. Il entretenait des liens avec la pègre. En 2002, il fut l’un des premiers à appeler Le Pen pour le féliciter de son accès au second tour. Les hommes, ils aimaient ça. Il n’a d’ailleurs été qu’un homme. Un sex-symbol. Pour la gente masculine comme pour la gente féminine. Il était de ceux que même les hommes, dans leur course à l’échalote, ne peuvent détester. Il y avait Alain Delon, et les «Alain de loin». On ne pouvait pas rivaliser. J’ai été pendant quatre ans avec une femme qui trouvait que Delon, dans La Piscine, était la Beauté même, le canon de toutes les autres beautés. D’habitude, le mec dit «ouais, bon, y’a mieux…»; là, je ne pouvais dire que «ben oui…».
C’était un homme, oui, pas un père. Le genre de type qui m’a fait passer mon désir de paternité. «Si un père peut être ça, alors non merci…» Delon était un fou qui se prenait pour Alain Delon. Premier du nom. Les autres Delon, sinon sa fille peut-être, n’existaient pas. Ou ils n’existaient que pour lui. A son fils illégitime, récemment décédé, il avait dit: «tu as vu ta gueule? Tu ne seras jamais un Delon». Il fallait lui ressembler, il fallait être lui, pour être de lui. Chez Fogiel, un soir, interviewé avec son fils Anthony, il a passé l’interview à mettre son bras sur son épaule, comme on se repose sur quelqu’un. Le père Delon devait être un poids. C’est le prix que les enfants payent d’être la descendance d’un monstre sacré.
Delon et les femmes
Et puis, il y avait Delon et les femmes. Les a-t-il jamais aimées? Romy et Mireille, les deux femmes de sa vie. La dernière ne s’en est jamais remise. Comme tous les narcissiques, elles n’existaient que pour lui, que pour combler en lui une faille, que pour qu’il s’aime davantage. Il n’aimait pas, il aimait être aimé; il s’aimait parce qu’il était aimé. Sa drogue favorite? «L’amour», répondait-il encore à Pivot. L’amour des autres, l’amour de soi, l’amour propre.
Il m’a fait pleurer une fois, Delon, justement quand je l’ai vu pleurer. Chez Drucker, l’imitatrice Véronique Dicaire reprenait L’hymne à l’amour de Piaf. Delon, l’écoutant, s’effondre sur le fameux canapé rouge. Il se lève, l’applaudit, et dit: «Le jour où Piaf a chanté ça, c’était le jour de la mort de Cerdan; et à la fin de la chanson, personne n’a applaudi et tout le monde s’est levé dans le silence.» Il ne pleurait pas sur Piaf, il pleurait sur Piaf pleurant sur Cerdan, et sur cette salle rendant une dernière fois hommage à Cerdan ou à l’amour de Piaf pour lui. Delon n’a jamais pleuré que sur lui-même. D’aucuns jugeraient cela moralement, moi, c’est ce qui me le rendait touchant.
Delon n’a jamais été comédien, il le disait lui-même, il était acteur. Et tout ce qu’il a joué, c’était lui. Il n’est jamais sorti de son personnage. Delon était Delon. «Ego sum qui sum». Commandement divin: tu n’auras pas d’autre Delon qu’Alain Delon lui-même. Le reste, ce sont des idoles. Et puis, moi, devant un tel rouleau-compresseur, je me suis toujours demandé, de quelle faille, de quelle faille narcissique terrible devait-il venir pour avoir un tel ego? «Et si Dieu existe, qu’aimeriez-vous l’entendre dire, à vous, Alain Delon? demande Pivot. – Puisque tel est ton plus grand regret, je le sais: viens, je te mène à ton père et à ta mère, afin que pour la première fois, enfin, tu les voies ensemble.»
N’ayant jamais vu ses parents ensemble, le petit Alain s’est vu seul. Et il a toujours été le seul à se voir; le seul qui devait être vu. Il attirait l’attention comme un enfant cherche le regard de ses parents.
Valentin Husson est professeur de philosophie à l’Université de Strasbourg et auteur de plusieurs ouvrages, dont L’art des vivres. Une philosophie du goût (Presses Universitaires de France, 2023).