Vous êtes sur smartphone ?

Téléchargez l'application Le Regard Libre depuis le PlayStore ou l'AppStore et bénéficiez de notre application sur votre smartphone ou tablette.

Télécharger →
Non merci
Accueil » A bas le «patriarcat»!

A bas le «patriarcat»!8 minutes de lecture

par Yan Greppin
0 commentaire

Le mot patriarcat est sur toutes les lèvres, brandi comme une évidence incontournable et détestable. Pourtant, l’anthropologue Emmanuel Todd nous met à l’épreuve: savons-nous ce que cette notion désigne vraiment? Rien n’est moins sûr…

Le consensus paraît acquis: il faut être contre le patriarcat. Aux côtés des crises climatiques et géopolitiques, il figure parmi les enjeux majeurs de notre temps. Or, dès qu’on tente de le définir, les difficultés apparaissent. Le mot revêt des sens multiples, souvent imprécis et parfois contradictoires.

Certaines personnes s’indigneront qu’on ose poser la question, et y verront aussitôt une manœuvre sournoise pour justifier l’oppression masculine. Pour elles, tout est clair: le patriarcat est un système de domination masculine, qui structure tous les aspects de la vie: privé, institutionnel, économique, politique, sportif, religieux… Une domination éternelle, structurelle et systémique, qui n’épargne aucune société, surtout pas la nôtre. Mais si le patriarcat est en tout, que signifie encore ce mot?

Pour qui a consacré sa vie de chercheur à forger des concepts rigoureux et des outils précis (données, statistiques, cartes), il y a de quoi être déconcerté. Comment accepter qu’un mot aussi vague balaye des décennies de recherches minutieuses? C’est le drame que vivent les anthropologues de la parenté comme Emmanuel Todd. Célèbre pour avoir prédit l’effondrement de l’URSS dès 1976, il est avant tout un anthropologue des systèmes familiaux. Depuis un demi-siècle, il s’efforce de comprendre les systèmes de parenté qui façonnent représentations, idéologies et… statuts des femmes.

Le «patriarcat» à l’épreuve des modèles familiaux

Si l’on délaisse les slogans pour adopter une démarche comparatiste et historique, la réalité s’avère plus nuancée qu’une opposition binaire entre hommes oppresseurs et femmes opprimées. Dans ses nombreux ouvrages, et en particulier Où en sont-elles? (2022), Todd démontre que les systèmes familiaux n’ont pas complètement disparu sous le vernis de la mondialisation. Il distingue au moins six modèles familiaux ancestraux, qui continuent de structurer, en profondeur, cultures, politiques et idéologies:

– La famille nucléaire égalitaire (France, Suisse romande, centre de l’Espagne, sud de l’Italie…). Les enfants quittent tôt le foyer parental, ce qui favorise leur autonomie. L’héritage est réparti de manière égalitaire entre filles et garçons. Ce modèle valorise la liberté, l’égalité, et garantit aux femmes un statut relativement élevé, notamment en matière de droit à l’héritage et de mobilité sociale. Il forme le socle culturel de la France et de sa devise «liberté, égalité, fraternité».

– La famille nucléaire absolue (Royaume-Uni, Etats-Unis, Australie…). Elle se distingue du modèle précédent par l’absence de règles égalitaires: les parents répartissent librement leurs biens. Ce modèle est associé à des traditions libérales fortes et à une certaine indifférence au principe d’égalité. Les femmes ont conquis des droits importants, mais l’individualisme radical, nourri de la culture protestante, a favorisé l’émergence récente d’un féminisme de troisième vague, marqué par le ressentiment et l’anomie sociale: «le féminisme antagoniste».

– La famille souche (Allemagne, Japon…). Un seul enfant, en général l’aîné des garçons, hérite du patrimoine et demeure auprès des parents. Ce modèle valorise l’autorité et la hiérarchie. L’inégalité est structurelle, et les femmes occupent une place nettement subordonnée. Historiquement, ce type familial est souvent corrélé à des régimes politiques autoritaires ou peu démocratiques.

NEWSLETTER DU REGARD LIBRE

Recevez nos articles chaque dimanche.

– La famille communautaire exogame (Russie, Chine, Vietnam…). Tous les fils restent vivre dans la maison familiale et y accueillent leurs épouses, venues d’autres familles. Les filles quittent la leur pour rejoindre celle de leur mari. Les femmes sont échangées entre les familles selon une logique patrilinéaire stricte. Le degré d’abaissement des femmes varie selon les régions: plus faible en Russie, plus marqué en Chine ou au Vietnam. Par sa forte cohésion interne, ce modèle a favorisé l’adhésion aux régimes communistes.

– La famille communautaire endogame (monde arabe, Turquie, Iran, Afghanistan, Pakistan…). Elle privilégie les mariages entre cousins parallèles (enfants de deux frères) afin de préserver les liens du sang et l’unité du patrimoine. L’autorité paternelle est diluée au profit de celle de la fratrie. Ce système engendre un degré d’infériorisation des femmes élevé. Les taux de mariages consanguins dépassent encore aujourd’hui les 30% dans de nombreuses régions.

– La famille communautaire à polygynie de masse (Afrique de l’Ouest). Ici domine la polygamie masculine. Un homme peut avoir plusieurs épouses, ce qui crée une hiérarchie conjugale et une compétition entre femmes. Le statut des femmes est fortement abaissé, dépendant de leur rang dans l’ordre des épouses et de leur capacité à enfanter des garçons. La subordination au mari et au clan est extrêmement forte.

En examinant ces types familiaux, Todd remarque qu’«à chaque type familial correspond un statut des femmes». Aujourd’hui encore, le statut féminin demeure, dans une certaine mesure, conditionné par ces systèmes de parenté. Les régions périphériques des anciens foyers civilisationnels – France, Europe du Nord, monde anglo-saxon – ont offert aux femmes un statut relativement égalitaire, très éloigné d’un soi-disant patriarcat universel.

Les quatre écueils du concept de patriarcat

Todd critique vertement le terme de patriarcat. Il le considère comme un mot-valise, galvaudé par de nombreux militants qui n’ont jamais pris la peine de décrire avec soin la complexité des sociétés. Ce terme, dit-il, «brise ses outils d’anthropologue» en raison de quatre erreurs majeures:

1. Le mythe d’un patriarcat en Occident. Selon Todd, appliquer le terme patriarcat au monde occidental relève d’un «aveuglement ridicule», qu’il qualifie de «créationnisme sociologique». Todd l’affirme: «Le patriarcat est apparu au cœur de l’Eurasie, autour de la Mésopotamie et de la Chine ancienne. (…) Il n’a jamais vraiment existé en Europe occidentale». La structure nucléaire individualiste y a toujours prévalu, proche du modèle familial ancestral des chasseurs-cueilleurs, où les femmes ont conservé un statut particulièrement élevé.

A lire aussi | Le sexe faible, en démographie, c’est l’homme

2. Un nivellement grossier de toutes les cultures. Parler indistinctement de patriarcat gomme les écarts colossaux entre les 193 Etats-nations actuels. Naître dans une famille suédoise ou chinoise ne signifie pas du tout la même chose pour les femmes. «Si vous employez le mot patriarcat pour parler de la situation des femmes françaises au XXe et XXIe siècles, quel mot utiliserez-vous pour décrire le statut des femmes en Afghanistan et en Arabie Saoudite?», questionne-t-il.

3. Une invisibilisation de l’émancipation des femmes en Occident. Pour Todd, cette émancipation constitue la plus grande révolution sociétale des deux derniers siècles. Aujourd’hui, cette transformation a engendré une polarisation structurelle de nos sociétés: d’un côté, «une matri-dominance idéologique» (les femmes dominent l’enseignement, les médias et bientôt l’université); de l’autre, «une patri-dominance économique» (les hommes demeurent à la tête des grandes écoles, des multinationales et des institutions politiques). Todd mesure statistiquement «une pellicule résiduelle de domination masculine qui ne dépasse pas 4% de la structure sociale». Pourtant, le féminisme antagoniste reste complètement aveugle à ces changements de fond et s’enferme dans une vision fixiste et victimaire d’un patriarcat éternel et omniprésent qu’il agite comme un chiffon rouge.

A lire aussi | Camille Paglia ou le féminisme amazone anti-victimaire

4. Une instrumentalisation idéologique au détriment des classes populaires. Pour Todd, le slogan «A bas le patriarcat» est brandi par une élite des classes supérieures totalement déconnectée du vécu des classes populaires. L’auteur écrit: «Autant je reconnais au féminisme des première et deuxième vagues, porté par des femmes bourgeoises et militant pour le droit de vote et l’émancipation sexuelle, d’avoir été bénéfique à toutes les femmes, autant ce que l’on vit actuellement, le féminisme antagoniste (…) est une catastrophe pour les milieux populaires. Il fait peut-être plaisir à des petites-bourgeoises dans l’université, mais il empoisonne les rapports entre hommes et femmes dans les milieux où l’on a le plus besoin de la solidarité du couple.» Ces activistes agissent comme de véritables «pompiers pyromanes»: en allumant des feux d’indignation à tout-va, elles finissent par nuire aux causes qu’elles prétendent défendre.

C’est pourquoi, à la suite de Todd, nous pouvons proclamer: «A bas le (concept de) patriarcat!» Plutôt que de succomber à un féminisme de ressentiment d’inspiration anglo-saxonne, il est temps de renouer avec «un féminisme de réconciliation», fondé sur la collaboration et le respect mutuel entre hommes et femmes, et de demeurer ainsi fidèle à l’héritage de la famille nucléaire égalitaire des sociétés de chasseurs-cueilleurs.


Commentaire

Pour Emmanuel Todd, abandonner le terme patriarcat ne signifie en aucun cas nier l’existence des violences masculines ni des formes spécifiques de domination masculine dans certains domaines. L’anthropologue insiste cependant sur la nécessité de les mesurer statistiquement sur le temps long et à l’échelle mondiale. Par exemple, les taux d’homicides féminins sont en baisse constante en Europe depuis 1985, ce qui contredit la thèse alarmiste de «la montée obsessionnelle du thème des féminicides». Ce n’est donc pas par déni, mais au nom d’un regard lucide et d’une conceptualisation rigoureuse, que Todd appelle à renoncer à l’emploi de cette notion imprécise.


Yan Greppin est professeur de géographie et de philosophie au Lycée Denis-de-Rougemont, à Neuchâtel.

Vous venez de lire un article tiré de notre édition papier (Le Regard Libre N°120). Débats, analyses, actualités culturelles: abonnez-vous à notre média de réflexion pour nous soutenir et avoir accès à tous nos contenus!

Vous aimerez aussi

Laisser un commentaire

Contact

Le Regard Libre
Case postale
2002 Neuchâtel 2

Articles récents

© 2025 – Tous droits réservés. Site internet développé par Novadev Sàrl