Dans cette tribune, Nabil Djarfi décrit le régime de gouvernement français comme «la capitulation de l’esprit critique face au principe du partisan». Il regrette que la logique clanique l’emporte sur les faits et les arguments.
«Et par bien des côtés, la France ressemble à une immense cour de justice criminelle, où l’alternance au pouvoir permet simplement aux protagonistes d’échanger leurs rôles, procureur, juge, jurés, défenseurs et publics.» Ainsi s’exprimait maître Sureau, dans son discours de remerciement à l’Académie, le jour de sa réception, lorsqu’il dressait, cheval debout, et devant une assemblée complétée par les honneurs de Bernard Cazeneuve, François Fillon, et la première Dame de France, un portrait grisant de la politique et de la société française.
Dans un discours puissant, prononcé à la manière des discours sur l’Etat de l’Union, il semblait rappeler que la France avait choisi l’intelligence comme mode de gouvernance. C’était en 2020. Un temps béni, où la porosité entre les partis politiques était bien plus établie et la situation politique, selon l’aveu du Président de la République, plus floue qu’aujourd’hui. Le Covid battait tambour dans les médias, le monde s’inquiétait potentiellement de représailles iraniennes sur des bases militaires américaines en Irak, par suite de l’assassinat de Qassem Soleimani, l’Ukraine avait des frontières stables et nous étions alors convaincus que Donald Trump remporterait les élections de fin d’année.
C’est dire que le monde se mue rapidement, dangereusement et sans l’accord des peuples, et parfois, en contradiction avec leur expression.
En trois mois, le public mondial, et principalement francophone, a vu s’étendre sur les plateaux télévisuels des allées et venues inconsidérées, de tout commentateur politique, de toute personnalité afin de concourir au marasme ambiant de ce que devrait être, selon lui, la décision personnelle et unilatérale du Président de la République française. En rétrospective, le Président a un rôle, en plus d’être le garant et père de chaque francophone sur cette planète, quand il n’est pas l’épouvantail perçant sur lequel se figent toutes les frustrations populaires, il est, et c’est la Constitution qui le rappelle justement, l’arbitre des institutions. En ce sens, il a la qualité pleine et entière de nommer qui il souhaite au poste exécutif. Malheureusement, l’aval des Suisses romands, Belges, Luxembourgeois, ou même celui du peuple, n’est pas formellement requis pour qu’il prenne cette décision. Que la France ne soit pas une démocratie, au sens où l’entendent de nombreux francophones, et parfois français, est une chose absolue, qui peut être débattue, à l’instant même où il existe des définitions plurielles et parfois contraires de ce qu’est une démocratie. Des interprétations souvent remplies de lieux communs sur sa nature tendent à rendre le débat public encore plus flou qu’il ne l’était auparavant. C’est, d’ailleurs, l’emploi exact des lieux communs: pouvoir tout exprimer, pour faire correspondre les réalités à notre volonté propre, et trouver quelconque nigaud prêt à adhérer à cette vérité tant qu’il la croit supérieure.
C’est dans ce paysage assourdissant, à la croisée du chaos et de l’ordre, que le Savoyard Michel Barnier, négociateur européen dont la coriacité s’est forgée autour de la douloureuse question du Brexit, haut-fonctionnaire, ancien ministre et député récidiviste, a pris la tête de Matignon.
Et pour un discret observateur, ignorant tout des sensibilités de chacun, il pourra, au cours d’un dîner mondain, discrètement définir tour à tour les préférences politiques de la tablée, s’il a l’oreille assez fine et l’esprit légèrement éduqué, pour supposer, écouter et peser des opinions contraires, ainsi que déterminer leur origine partisane. Car chacun se prévaut, en fonction de ses affinités, et de ce qu’il souhaite, d’être le parangon de la démocratie, l’ultime défenseur des libertés fondamentales, et, c’est souvent à cause de ceux qui ne pensent pas comme nous, que le monde va mal. Cette confrontation, perpétuelle, est l’aboutissement du cheminement institutionnel français. Le modèle de gouvernance, basé sur l’alternance, est à l’évidence la capitulation de l’esprit critique face au principe du partisan.
Alors, chaque convive dira: ce que fait le Président de la République est anti-démocratique. Vous reconnaîtrez ici un discret votant n’ayant pas choisi de voter pour Renaissance. L’autre, dont on sait que la précédente remarque lui était poliment adressée, le principal accusé attablé, refusant cette critique (car, comprenez-vous, c’est un individu éclairé, le phœnix de l’hôte de ces bois), défendra son cas, en avançant l’idée que le Président de la République, ayant été élu au suffrage universel direct, chaque action qu’il entreprenne par la suite – tant pis pour la constitutionnalité – ne serait que l’expression absolue du pouvoir démocratique en marche. En tendant l’oreille plus précisément et avec une habileté que vous saurez apprendre, vous entendrez, certainement. entre le plat et le dessert, en fonction de la nuance qu’il apportera après son assertion, les goûts et préférences politiques des convives. Vous saurez que le vote populaire (c’est-à-dire le comptage des voix stricto sensu), en cet instant-ci, est devenu, et en un temps record, le métronome de l’extrême droite, premier parti de France depuis trente ans sans jamais être apte à gouverner. Vous observerez, avec un certain égarement, l’extrême gauche, dont le récent goût affiché pour la démocratie, sa haine contre les coups d’états dictatoriaux et sa révulsion de la verticalité du pouvoir, entrent en contradiction directe avec ses modes d’élection internes, ses associations licencieusement floues avec des autocrates, et sa structure de gouvernance volontairement opaque, se resservir au caviar. Et, malgré le caractère anti-démocratique de cette récente nomination, un curieux mort-vivant, le corps terne, puant et fétide, aux discrets limaçons échappant de ses pores, estampillé Parti Socialiste, se félicitera que cela reste une réussite, car le Rassemblement national n’est pas au pouvoir.
Finalement, ce ne sont plus tant les arguments et la logique qui fondent le ciment de l’action publique, mais bien l’appartenance, réelle ou supposée, à une frange, ou un style politique. Pendant que l’on s’échine, prétendant s’intéresser aux intérêts supérieurs de la Nation, se couvre de ridicule celui essayant d’adopter un calme helvète, en considérant que des propositions transpartisanes pourraient bien un jour faire renaître l’esprit français dans sa splendeur et sa grandeur. En refusant de travailler ensemble, les partis et les votants signent un premier acte fondateur transpartisan: celui du décès de la société politique, morcelée en plusieurs micro-sociétés, n’arrivant plus à vivre que côte à côte.
Face à ce marasme de salon, celui n’ayant pas eu l’intelligence de la retenue, du bon sens, et de la bonne vertu, de comprendre l’état du jeu politique et ses répercussions dans le débat public, verra les troublions partisans s’emparer de sa naïveté et de son ignorance, pour le convaincre, qu’ils sont la voix de la raison, et que, par conséquent, il faille les écouter eux plutôt qu’un autre. Alors, comprendra qui sera assez avisé, qu’avoir raison ne suffit plus au milieu des bruits de salon et de la cohorte exigüe des idées maladives, des faux-dévots, reprenant sans gêne le drapeau du logos pour y inscrire l’étendard de sa couleur politique, et de se draper avec, comme s’il était l’unique dépositaire du coq gaulois. Le coq, au-delà du symbole d’affront à l’Empire, reprend ses droits dans sa nature profonde.
Qui saurait dire, avec certitude et méthode, la véritable couleur politique du peuple français? Les ébauches et tentatives se soldent toujours par un affrontement entre partis pris. Il y a cela de singulier, dans le drame hexagonal, qu’au-delà de l’apparente intrication quantique dans laquelle baigne la nation, cette superposition d’états voulant, par exemple, que le meilleur système de santé au monde soit réformé, personne ne releva un seul instant que le problème soit lié au mode de gouvernance voulant que les uns agissent par tyrannie, le temps d’un mandat donné, sur les autres. Cette stupidité puante était, semble-t-il, bien trop basse pour que les esprits aussi aiguisés de cette tablée n’aient à en humecter, et pas même légèrement, l’odeur.
Malgré le caractère vertical de la figure du Président de la République, depuis le remplacement du septennat par le quinquennat, l’organisation d’une élection législative en mi-mandat est un signe, supposément, de vitalité et de démocratie, qu’importent les résultats, et qu’importent les raisons de cette élection. Cependant, il serait mal venu de croire qu’une formation politique déchirée et désavouée avant même de prendre siège soit apte à gouverner. Il est d’ailleurs illuminant de constater que l’argument servant à excuser le vote des pleins pouvoirs à Pétain par la chambre du Front Populaire (c’est-à-dire le désagrégement du groupe parlementaire, empêchant le Front Populaire de voter d’une seule voix), ne soit acceptable que lorsqu’il s’agit de faire du révisionnisme sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale.
Alors, attablés, une fois repus, et continuant à haranguer hasardeusement nos convives, sur ce qu’il croit être démocratique, le silence se fait – celui des braves au champ d’honneur, fièrement lassés de l’excès d’intelligence jaillissant à cette table. Et repassant encore une fois sur le vin final, après s’être gavé d’entrecôtes, blanquettes, chanterelles, le regard perdu, ils venaient tous de refaire le monde en refaisant la politique française. Tous conviendraient après que ce fut un instant mémorable, heureux, et qu’à l’occasion, il faudrait se refaire ça – et ils le referont. Aucun n’avait trouvé preneur à ses théories, certain repartiraient en insultant copieusement son voisin dont ils voulaient deux heures durant faire adhérer à leur cause, convaincu, comme tout un chacun, de converser avec le Christ lui-même. Le seul bémol restait l’addition, adressée à personne, sur le coin de la table. «Mettez-la sur notre note», et de claquer la porte juste après.
Pendant qu’une casse sociale, une guerre de grande ampleur, un changement démographique majeur, ainsi qu’un déficit record affluent aux portes de France, la première force politique demeure l’abstention, malgré l’une des offres politiques les plus abouties sur terre. La Fontaine, dans le Pouvoir des Fables, avait une formule adéquate pour définir la plèbe: l’«animal aux têtes frivoles», n’écoutant que le discours plaisant, et qu’importe qu’Athènes soit en danger, tant que le discours nous amuse. Malgré la tenaille absolue dans laquelle elle se trouve et les dangers que la société lui présente, cette frange de la population se refuse toujours à voter. Ceci devrait être la seule leçon objective tirée de ces élections: un échec cuisant du régime politique, malgré l’épreuve et les dangers, encore une fois. L’impression constante que ni le parlement ni les votants ne comprennent réellement l’enjeu de cette élection, ni les dangers et défis de la société française, s’immisce petit à petit, laissant phantasmer que ce bâti avancerait quoiqu’il arrive, et cette conviction est autant partagée par lui que par le Titanic, croyant jusqu’au bout que l’iceberg ne l’effleurerait jamais. En attendant, la note du restaurant reste, elle, payée à crédit.
Nabil Djarfi est diplômé en sciences politiques et relations internationales. Parisien de naissance, de coeur et de sang, il est genevois d’adoption.