Ces deux drames sans lien apparent et d’ampleur différente révèlent une même mécanique: chaque camp politique sélectionne les faits qui confirment ses croyances – un vieux réflexe. Ce qui doit nous inquiéter, c’est la disparition de la confrontation entre ces avis.
Deux événements très différents. Un drame et une tragédie. Deux ensembles de réactions face à des thématiques qui n’ont, en apparence, rien à voir, mais qui disent pourtant la même chose sur l’époque. L’éboulement de glace et de roche qui a emporté le village de Blatten dans le Haut-Valais a déclenché une coulée de réactions hâtives, acides et caricaturales, qui ont furieusement fait penser aux indignations à sens unique autour des horreurs du Proche-Orient.
Les environnementalistes se sont ainsi empressés de s’emparer de la catastrophe, l’inscrivant dans la logique d’un «écocide». La montagne s’est effondrée à cause du réchauffement climatique, donc à cause de l’homme. Le camp d’en face, UDC en tête, n’a retenu des dires du chef du Service cantonal des dangers naturels Raphaël Mayoraz que le propos nuancé et prudent selon lequel on ne pouvait pas dire à ce stade que l’événement avait été causé directement par le changement climatique. Les coulées, les glissements de terrain, c’est l’histoire même des Alpes.
Ces interprétations contrastées ont eu leur équivalent dans des médias de gauche (c’est-à-dire presque tous) ou de droite (il faut regarder du côté de la Suisse alémanique). Chacune d’elle ne tient sans doute compte que d’une partie de la réalité. Le fait que l’érosion est un phénomène habituel dans les montagnes – elles-mêmes forgées par l’érosion – est compatible avec le fait que le réchauffement accélère la fonte des glaces. De même, le fait que les émissions de CO2 créent un dérèglement climatique ne veut pas dire que tous les phénomènes climatiques leur sont imputables ni que l’homme soit à l’origine de toutes les émissions de CO2…
En fait, chacun des deux camps ne retient des faits que les éléments qui corroborent son discours préconçu. L’horreur, la douleur et la complexité du réel sont passées au tamis idéologique. Le phénomène est connu et porte même un nom en sciences cognitives: le biais de confirmation. On ne cherche plus la vérité, mais la confirmation de ce que l’on croit déjà.
Ce biais n’est pas nouveau. Depuis toujours, les idéologies façonnent notre perception du réel. Et ce biais n’est pas condamnable en soi. Comme l’explique l’essayiste Samuel Fitoussi dans son nouvel essai Pourquoi les intellectuels se trompent (voir l’entretien que nous avons publié), le biais de confirmation n’est pas un bug du cerveau. Il s’agit d’une fonction de l’esprit humain, façonnée par l’évolution biologique pour renforcer la cohésion des groupes. Quand deux individus d’une tribu divergeaient sur le plan à suivre, chacun d’eux accumulait le plus d’arguments possible en faveur de son idée. La tribu faisait son choix après les avoir écoutés débattre (et sanctionnait accessoirement le perdant). Ce qui est problématique aujourd’hui, c’est la disparition du débat contradictoire.
Le fait que tout un chacun accumule des arguments en faveur de sa thèse préférée est un trait somme toute relativement normal. Bien sûr, l’idéal est de choisir ses idées en fonction de l’étude des différents arguments, et non l’inverse. Dans la pratique, l’idéal est cependant rarement atteignable. A force de creuser, on aboutit souvent à un a priori de base. Et il est déjà bon d’améliorer la façon de défendre sa propre cause, pourvu qu’on soit challengé.
Nous n’avons pas à rêver d’un individu neutre et omniscient, mais d’espaces – politiques, académiques, médiatiques – dans lesquels les opinions peuvent se confronter et s’enrichir. La gravité de Gaza et de Blatten devrait nous obliger à défendre l’existence de ces lieux sûrs.
Tous les mois, un membre de la rédaction en chef prend position sur un sujet, en lien avec des questions abordées dans Le Regard Libre.