Au menu ce mois-ci, une rencontre fictive et improbable: celle entre mon ancien professeur d’histoire du cinéma et l’actrice virtuelle Tilly Norwood. Lui pleure le muet des années 20, elle incarne l’IA prête à supplanter les actrices en chair et en os.
Ses paupières se soulèvent avec une précision chirurgicale, ses micro-expressions trahissent une émotion calculée, son sourire désarme. Tilly Norwood semble sous le charme de son interlocuteur, sympathique quinquagénaire, parfait stéréotype du professeur parisien, veston bien ajusté, petite écharpe en cachemire, grosses lunettes. Sauf qu’elle ne peut pas être réellement charmée, puisqu’elle n’existe pas, et n’a donc pas réellement pu rencontrer mon ancien professeur d’histoire du cinéma sur une terrasse parisienne pour s’entretenir sur les liens entre la technologie et le 7e art. Tilly Norwood est une «actrice» virtuelle, présentée dans le cadre du Festival du film de Zurich comme la nouvelle révolution technologique de ce domaine.
Le cinéma parlant, fossoyeur du 7e art?
Et même si une telle rencontre était possible, il y a fort à parier qu’elle se passerait mal. Je doute fort que mon prof, un passionné de Jean Renoir et de Fritz Lang, lui réserve un accueil chaleureux.
Je me souviens de discussions fort animées, dans des salles de séminaire, au sujet de l’avènement du film parlant dans les années 1920. Pour lui, le cinéma avait déjà cessé d’être le cinéma lorsque les acteurs ont troqué la gestuelle et le jeu de mimes pour la parole. La couleur, également, avait détourné l’esthétique primitive du 7e art, qui jusque-là se contentait de jouer avec la lumière, les ombres, les nuances de gris. La couleur, une innovation vulgaire, à plus forte raison l’ultra-réalisme des films actuels, l’utilisation excessive des steadicams qui ont largement remplacé les caméras sur rails, rendu le cadre flageolant, faisant du film non plus une œuvre d’art, mais un divertissement immersif. Je pense qu’il nous provoquait un peu, à jouer ainsi le luddite opposé à la technologie, pour nous inciter à réfléchir aux transformations qu’impliquait chaque nouveau moyen technologique.
Tilly Norwood n’est pas juste un outil de plus
Plus optimiste que lui, je pense que le cinéma a jusque-là toujours survécu à ces «trahisons» par l’innovation. Les nouvelles formes d’expression ont parfois supplanté les anciennes, parfois se sont ajoutées à elles: on tourne encore aujourd’hui des films en noir et blanc, comme le Roma d’Alfonso Cuaron, le Good Night and Good Luck de George Clooney ou La Liste de Schindler de Steven Spielberg.
On pourrait se réjouir de voir l’éventail des palettes s’agrandir, trouver une utilité aux steadicams lorsqu’elles sont employées à dessein et non pas parce que cela revient moins cher que de filmer des travellings sur des rails, apprécier les horizons artistiques qu’ont ouverts les caméras digitales, les effets spéciaux, les drones, etc. Et espérer que l’intelligence artificielle (IA) ne soit qu’un outil de plus, comme l’a affirmé la créatrice de Tilly Norwood, qui s’est sentie obligée de revenir sur certains propos provocateurs, après le tollé provoqué par la présentation de Norwood à Zurich. Eline Van der Velden avait en effet exprimé le souhait que Tilly devienne la prochaine Scarlett Johansson. Après le backlash mondial, elle s’était montrée plus mesurée, en arguant que des «actrices» virtuelles ne remplaceraient jamais les vrais acteurs, mais ne seraient qu’un outil de plus.
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L’intelligence artificielle est d’ailleurs déjà un outil largement utilisé, pour générer des scripts, des décors, des partitions, des voix off. Les avatars virtuels désincarnés comme Tilly Norwood rejoindront peut-être la 3D dans les oubliettes des gadgets certes spectaculaires, mais inutiles et trop coûteux. En revanche, l’IA menace directement les doubleurs de voix, les dessinateurs, les scénaristes, les compositeurs, dès l’instant où elle sera utilisée pour réduire les coûts de production. L’IA ne va pas simplement modifier l’esthétique d’un film, comme la couleur ou la steadicam – elle va bouleverser tout le processus créatif, et contribuer encore à la l’uniformisation et la lénification de notre culture, avec une puissance décuplée par les serveurs qui accumulent les données et modèlent leurs algorithmes sur les créations de vrais humains.
Je dois donc rejoindre le camp de mon professeur d’histoire et des luddites nostalgiques du bon vieux cinéma, sur ce coup-là – et tant pis si cela fait de moi un vieux c…
Tous les mois, notre critique cinéma Jocelyn Daloz explore le septième art dans son contexte socio-historique.