Quand le dirigeant d’une nation propose de diffuser une œuvre de fiction pour éduquer des élèves, il est temps de se demander s’il est bon de se fier à cette dernière pour façonner notre rapport au réel.
Durant un discours devant le Parlement britannique, le Premier ministre Keir Starmer a marqué les esprits par son commentaire sur la série Netflix Adolescence: «It is a very, very good documentary to watch, or drama.» La mesure de cette phrase ne doit pas être négligée: une œuvre de fiction serait si évocatrice qu’elle se confondrait avec un documentaire, soit un «film à caractère didactique ou culturel» (Le Larousse). Starmer a, dans la foulée, proposé son visionnage dans les écoles, afin d’éduquer les jeunes sur les dangers du masculinisme en ligne et les violences faites aux femmes.
De solutions à l’emporte-pièce
Alors, qu’en est-il réellement? Le protagoniste d’Adolescence est un enfant anglais de treize ans, d’une famille stable, radicalisé en ligne par des influenceurs à la Andrew Tate, qui poignarde à mort une fille de son école. Or, comme l’a démontré le podcaster britannique Konstantin Kisin:
— Seuls 17% des infractions au couteau sont perpétrées par des enfants entre 10 et 17 ans.
— La plupart des études menées sur le sujet suggèrent une forte corrélation entre criminalité adolescente et familles monoparentales.
— 75% des victimes d’attaques au couteau en Grande-Bretagne sont des hommes.
Des chiffres récents publiés par Channel 4 montrent néanmoins une augmentation inquiétante de violences à l’arme blanche dans les écoles – mais, jusque-là, aucun lien n’a été même suggéré entre le masculinisme en ligne et ces violences. On ne comprend donc guère comment Adolescence, malgré ses qualités artistiques indéniables, peut nous informer sur le quotidien des écoles britanniques. En revanche, elle nous offre une explication confortable: il y a des méchants sur Internet qui pervertissent nos garçons.
Prendre ses désirs pour la réalité
Avant la fiction qui fait office de documentaire, Netflix a fait l’inverse, avec son docu-fiction de 2023 sur Cléopâtre qui présente de la fiction comme des faits. La reine ptolémaïque a la peau noire dans les scènes de reconstitution, ce qui revient à prendre parti dans un débat historiographique insoluble: il n’est pas exclu que Cléopâtre ait été sombre de peau, car on ne connaît pas sa mère biologique, et il n’est donc pas impossible qu’elle soit née d’une courtisane nubienne ou subsaharienne.
Sauf qu’il n’existe pas l’ombre d’une preuve à ce sujet, et que le courant historiographique qui affirme la «négritude» de Cléopâtre avec le plus de véhémence est le panafricanisme, qui s’attache à démontrer la grandeur de l’histoire africaine, dénonce un effacement volontaire des Noirs par une historiographie raciste, et dont les thèses, notamment sur la supposée origine «noire» de l’Egypte antique, sont largement critiquées par les égyptologues.
La scène la plus problématique du documentaire produit par Jada Pinkett Smith est l’interview d’une professeure de lettres afro-américaine qui se souvient des paroles de sa grand-mère: «Je m’en fous de ce qu’on te racontera à l’école. Cléopâtre était noire.» Autrement dit: on peut choisir les faits que l’on décide de croire.
La forme, plutôt que le fond
Le problème ici n’est pas cette posture éminemment «gauche culturelle bien-pensante». Les thèmes sous-jacents ne sont pas complètement dénués de fondement: les influenceurs masculinistes véhiculent à l’évidence un message délétère et imbécile, et de nombreuses personnalités noires mériteraient d’être redécouvertes et leur rôle dans l’histoire réévalué.
Le problème est d’abord que les deux exemples n’en sont pas. Et que, surtout, ils prétendent informer les gens à grand renfort de divertissement, et placent l’émotionnel au-dessus du factuel, sans apporter de solutions aux réels problèmes: le sexisme ne sera pas éradiqué par un «documentaire» qui suggère à des garçons de treize ans qu’ils sont tous des meurtriers machistes en puissance, à un clic près de la radicalisation. Pas plus que le racisme ne disparaîtra grâce à l’érection d’une Cléopâtre en icône afro, au mépris de la méthode historique.
Il ne viendrait à l’idée de personne de substituer Braveheart à un cours d’histoire médiévale ou la série Euphoria à une séance d’éducation sexuelle, en dépit de leurs qualités artistiques ou des réflexions intéressantes d’Euphoria sur le sexe et les relations amoureuses. Confondre la véracité factuelle d’une œuvre et sa puissance évocatrice paraît révélateur de notre société où le spectacle broie tout, fiction, réalité, politique, discours, actes, où la forme prend le pas sur le fond, la communication remplace l’action, le signalement de vertu tient office de courage, et le déferlement incessant d’images empêche de penser.
Dans sa chronique, notre critique cinéma Jocelyn Daloz explore le septième art dans son contexte socio-historique. Ecrire à l’auteur: jocelyn.daloz@leregardlibre.com