La seconde moitié du XXe siècle a été marquée par au moins deux événements majeurs: le déclin massif de la pratique religieuse traditionnelle et l’avènement de la société de consommation. Une chose cependant n’a pas changé: la nature humaine, qui d’une manière ou d’une autre manifeste toujours le besoin d’un rapport au sacré.
Le sacré se définit comme ce qui «appartient à un domaine séparé, inviolable, privilégié par son contact avec la divinité et inspirant crainte et respect» (TLFi). Une frontière nette sépare le sacré du profane, que l’on ne peut franchir sans le respect requis, sous peine de «sacrilège», c’est-à-dire précisément la «profanation de ce qui est sacré». Cette frontière peut être signifiée par des symboles (architecturaux ou vestimentaires par exemple), des gestes ritualisés (la génuflexion en entrant dans une église, l’accomplissement d’un pèlerinage, le fait d’ôter ses chaussures pour entrer dans la mosquée, etc.), mais aussi des règles et des interdits (on ne touche pas le corps du roi, on n’ôte pas la vie d’un innocent, on n’utilise pas d’objet sacré à des fins profanes, etc.). En un sens plus large, le sacré est le domaine des valeurs absolues, des hiérarchies, de la verticalité, de la stabilité. Il s’oppose au profane, domaine du relatif, de l’interchangeabilité, de l’horizontalité, du mouvant. Alors qu’on dispose du profane comme on l’entend, on s’approche du sacré rituellement.
La société de consommation actuelle pourrait être grossièrement résumée à l’omniprésence et à la domination de l’argent, devenu synonyme de succès, de réussite, mais surtout de toute-puissance: tout peut se vendre et s’acheter. C’est le triomphe du profane. Alors que ce qui est sacré a une valeur pour ce qu’il est, une valeur intrinsèque, celle d’un bien qui s’échange sur un marché dépend des fluctuations de l’offre et de la demande. Une vieille voiture peut ne plus rien valoir pendant longtemps. Si un jour toutefois sa cote s’envole en raison d’un intérêt subi des collectionneurs, elle se vendra à prix d’or. Un bien de consommation n’a de valeur que relative.
Il devient évident que la société de consommation contemporaine, par sa nature même, est incapable de satisfaire le besoin d’un rapport au sacré, inhérent à la condition humaine. Elle n’est pas en mesure de remplir le vide laissé par le recul massif de la pratique religieuse traditionnelle, qui constituait jusqu’au XXe siècle et pour l’écrasante majorité de la population le principal moyen d’accès au sacré. Symptômes de ce vide: l’émergence constante de nouvelles formes de rapport au sacré potentiellement aussi nombreuses qu’il y a d’individus. On pense en premier lieu au succès des pratiques telles que la méditation, le développement personnel, voire certaines formes de spiritualité New Age. Les religions traditionnelles n’ont pas non plus dit leur dernier mot, et il est courant de considérer que de religions institutionnelles, elles se transforment peu à peu en religions d’adhésion avec un afflux parfois important de nouveaux convertis qui se traduit parfois par une mutation vers des pratiques religieuses plus radicales.
Des tendances plus diverses, et parfois contradictoires, peuvent aussi être observées. Dans une société résolument pluraliste, dépourvue de tout principe unificateur tel que la religion autrefois, on observe par exemple la coexistence de la sacralisation de la sensibilité individuelle avec toutes ses dérives, tout comme une tendance à sacraliser la science, ou une certaine idée de la science, qui apparaît comme l’ultime source d’autorité et d’objectivité. Ce à quoi l’on pourrait ajouter l’engagement militant radical, quasi religieux, derrière certaines causes comme l’écologie, la défense des animaux, l’antiracisme, et autres, qui sont autant de manifestations d’un phénomène que le présent numéro du Regard Libre tente d’éclaircir un peu.
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