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«Se taire», c’est l’histoire de Mathilde5 minutes de lecture

par Le Regard Libre
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Les bouquins du mardi – Loris S. Musumeci

«Les hommes se terraient, leur parole n’était plus audible, à moins qu’ils se fassent les porte-parole d’un féminisme militant, et se montrent prêts à offrir en expiation leurs testicules sur un plateau d’argent . La guerre des sexes battait son plein, dévoilant un marché au développement exponentiel, dont la presse écrite entendait bien profiter, elle qui vivait aussi ses derniers moments.»

Mazarine Pingeot nous place dans un contexte historique. Celui que l’on pourrait appeler «l’époque #MeToo». Elle en parle dans le prologue à son roman, comme s’il s’agissait de temps révolus, alors que c’est au centre de notre société actuelle, dont elle fait partie. La distance qu’elle semble instaurer par un usage des temps du passé n’est en fait qu’une façon de nous faire comprendre que la description qu’elle donne de ce temps est en fait hors du temps.

En dépit des changements considérés comme des évolutions, la mécanique du monde, du rapport homme-femme a toujours été régie par le poids du silence et le cri des pulsions. «Derrière le brouhaha du monde continuait la souffrance des femmes», conclut le prologue. Tout a changé, mais tout est resté comme avant. Fatalité? Au lecteur d’en juger à la fin du roman.

Mathilde et l’histoire des femmes

En attendant, il y a Mathilde et son histoire, Mathilde et l’histoire des femmes, Mathilde et son silence, Mathilde et Se taire. Sa situation a tout pour être exceptionnelle: fille d’un chanteur populaire engagé, petite-fille d’un grand poète qui fut résistant sous l’occupation. Pourtant, sa blessure est banale, portée par tant d’autres femmes.

A vingt ans, elle entame une carrière de photographe pour un magazine de renom. Elle est envoyée chez une sommité du monde politique couronnée du prix Nobel de la paix. Homme à la stature morale inébranlable. Mais, comme souvent, la sainteté apparente cache une sauvagerie réelle. Mathilde, irrésistible de fraîcheur, suscite l’émoi chez cet homme qui, en une seule page rapide et directe, la viole tout simplement. Paraissant ne rien y comprendre, la photographe se rhabille et prend les clichés qu’il lui faut. Elle s’en va, saluée par un Nobel souriant et bienveillant. Comme si de rien n’était.

Et pourtant, il en est. Une fois que la jeune fille réalise ce qui s’est passé, sa blessure gonfle jusqu’à l’étouffer de l’intérieur. Se taire, néanmoins elle doit parler; le silence est intenable. Empathie des siens qui lui font toutefois comprendre qu’elle n’a aucune chance contre un homme comme le Nobel. Mathilde devait parler par besoin psychologique; il ne lui reste désormais qu’à se taire et oublier. Qu’à renoncer à la justice et aller de l’avant. Mais comment avancer lorsqu’on est bloqué dans des images qui nous hantent?

A la première personne

Le roman étant écrit à la première personne, on suit la protagoniste du début à la fin. On évolue avec elle, on souffre avec elle, on comprend avec elle les manipulations que lui feront subir les hommes et la rhétorique de la culpabilité qu’on lui assène. Sous la plume de Mazarine Pingeot, on entre donc en intimité avec Mathilde. Elle est profondément attachante. Et sublime: sa blondeur, sa minceur, la description de son visage et de son corps désirable – parfois malgré elle. A lecture du roman, il m’est arrivé d’en avoir les papillons au ventre en pensant à elle, si belle.

Merci à la romancière qui rend chacune de ses paroles si évocatrices de sens et d’images. L’écriture est sobre et précise, et compte parmi ses qualités celles de laisser paraître une sensualité qui transperce les pages ou encore d’alterner la longueur des phrases. Certains passages fusent dans les angoisses de Mathilde. D’autres, aux phrases beaucoup plus longues, traduisent tantôt l’immersion lente dans un gouffre relationnel, tantôt la continuation tranquille et normale de la vie. Comme quoi, les deux sont liés. Comme quoi, la routine du silence est un piège.

La psychologie féminine

Du point de vue du fond, il faut continuer à saluer l’intelligence de Mazarine Pingeot. Bien placée d’ailleurs pour parler de silence et de famille. Elle qui a été longtemps la fille cachée, mais très aimée, du président François Mitterrand de son union avec Anne Pingeot. Elle montre comment l’art oratoire, ou l’art tout court, peut se transmettre de génération en génération; mais la faculté de se taire aussi. On souffre des péchés parentaux, les Grecs le disaient déjà en leur temps. On souffre du poids de son nom. On souffre du sang qui coule dans nos veines. Pourtant, telle est notre richesse. Sans histoire, sans héritage et sans nom, qui serions-nous?

L’auteur dresse encore un portrait tellement juste de la psychologie féminine. On me dira certainement que la psychologie féminine n’existe pas, et qu’elle n’est que le fruit du regard malveillant et offensif que portent les hommes sur les femmes. Oui, je sais. Je connais ces théories, mais je m’en fiche. Je dis ce que je veux. D’autant plus que Mazarine est sans doute de mon côté.

Une sexualité en deux temps

Psychologie féminine, disions-nous. A travers la belle Mathilde, on comprend, ou l’on approche pour le moins, la division unique entre le désir de plaire et la lassitude d’être possédée. On a là affaire à une sorte de sexualité en deux temps qui fait que Mathilde, se sachant sensuelle et désirable, veut approcher les hommes, elle aime leurs yeux, elle aime leurs torses, elle a besoin d’amour, comme tout un chacun. Mais en même temps, elle ne peut pas supporter qu’un homme s’éprenne d’elle et la prenne. L’homme est un conquis qui se croit conquérant, il est un esclave de ses sentiments et de ses pulsions qui se veut dominateur.

La lassitude de Mathilde est celle de toute les femmes. Son viol, aussi. Parce qu’elle est pure, et donc la cible favorite des pervers. Pervers dans lequel chaque homme doit faire l’exercice de se reconnaître. Parce que les femmes nous rendent fous, et parfois nous perdons le contrôle. Parce que nous perdons le contrôle, et nous nous croyons tout permis. Parce qu’au final, l’amour n’est qu’une lutte, de laquelle Mathilde sortira victorieuse. En trouvant le courage d’affronter son silence.

Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com

Crédit photo: © Loris S. Musumeci pour Le Regard Libre

Mazarine Pingeot
Se taire
Editions Julliard
2019
277 pages

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