Le Regard Libre N° 20 – Jonas Follonier
Pourquoi avoir besoin de philosophes? Oui, dans le fond, à quoi nous servent ces intellectuels autoproclamés qui, sentant le tabac à pipe, nous parlent du sens de l’existence? Ces questions sont si sottes. Rien que le verbe «servir» mériterait un meurtre. Or je n’en commettrai pas, sachant déjà qu’on trouverait l’assassin, aussi subtile soit ma façon de procéder. C’est bien la leçon que nous enseignent les enquêtes d’Hercule Poirot.
Pourquoi, donc, devrions-nous avoir des philosophes? Pour répondre à cette question, utilisons un moyen didactique très présent en philosophie: l’analogie. Et cette analogie, que nous pourrions ici appeler également comparaison, constituera l’objet de cet article. Il s’agit de comparer la méthode qu’utilise Hercule Poirot pour résoudre ses énigmes avec la démarche qu’un philosophe doit adopter pour répondre à ses questions.
Dans l’épisode Les indiscrétions d’Hercule Poirot, l’un des personnages demande au célèbre détective: «Pourquoi aurions-nous besoin d’un détective privé? – Mais pour vous aider à voir plus clair, Monsieur.» Cette réplique de Poirot pourrait être reprise telle quelle dans le but de répondre à la question que nous nous posions. En effet, un philosophe n’invente pas le monde, ne transforme pas le monde (n’en déplaise à Marx), il l’éclaire. Ou plutôt, il tente d’y voir plus clair, de déceler dans le monde une structure des choses, des lois morales, une façon de concevoir la matière, de concevoir l’esthétique, etc.
La comparaison ne saurait s’arrêter là. Effectivement, si le détective comme le philosophe font tout leur possible pour lever le voile de la réalité, ce «dévoilement» n’est que la conséquence ou, mieux, le but de leur cheminement. L’objet de leur cheminement, c’est la vérité, définie comme l’adéquation de notre pensée avec la réalité, soit ce qui existe.
Il est essentiel d’ôter de nos esprits l’image du philosophe bohème, mi-poète mi-sociologue, construisant un semblant d’éthique pour limaces et révassant d’une paix perpétuelle entre les hommes. Et surtout, il convient d’en finir avec les «chacun son opinion», les «il y a autant de vérités que d’êtres humains» et autres phrases paradoxales qui devraient être enterrées à jamais. La vérité est une, elle doit s’appliquer à toute pensée et c’est elle que les philosophes dignes de ce nom recherchent. Tout comme Hercule Poirot auquel un personnage de la nouvelle Le vallon dit: «Vous devez beaucoup vous intéresser à la psychologie des personnages pour résoudre vos affaires!» et qui lui répond magnifiquement: « Non. Je ne m’intéresse qu’à une seule chose: la vérité.»
Pour accéder à la vérité, le détective Hercule Poirot s’accompagne d’une arme redoutable, la substantifique moelle de sa «méthode»: la rationalité. Nul homme sérieux ne peut prétendre à une forme de connaissance s’il n’admet pas que tout est rationnel. De même que notre personne est née d’un homme et d’une femme, que l’eau s’explique par la composition de deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène, les événements eux-mêmes peuvent s’expliquer méthodiquement. Si bien qu’à chaque fois que deux meurtres sont liés, Poirot étudie d’abord celui qui a causé l’autre. En vertu de sa rationalité, il affectionne aussi la méthode classique de l’élimination des suspects un par un.
Afin de bien mettre en évidence la rigueur de Poirot, la femme écrivain Ariadne Oliver apparaît dans certains épisodes pour présenter une «méthode» contraire, celle se fiant à l’instinct féminin et aux émotions – autant dire une absence de méthode. Hercule Poirot, lui, ne manque pas de dire à un inspecteur: «il est facile de laisser un tendre sentiment troubler un jugement.» Contrairement à ce que diront quelques analystes un peu trop influencés par la mode actuelle, la présence de ce personnage de femme qui échoue n’a rien de machiste, mais a une fonction d’anti-exemple quant à la méthode.
En somme, Hercule Poirot, s’il était philosophe, appartiendrait au mouvement des Lumières. La raison, seule la raison, permet de résoudre l’énigme. Ce qui ne fait pas de Poirot un être froid et austère, bien au contraire. Que de fois le lecteur ou le téléspectateur éprouvent-ils de la sympathie à l’égard de ce personnage belge qui, autant qu’il aime la vérité, a horreur de la cruauté. En témoigne la fin de Témoin muet: «Quand on a un cœur aussi dur, Madame, on ne mérite aucune pitié.»
Et la dernière des caractéristiques qui le rapproche d’un philosophe et que j’énoncerai ici concerne le rapport du détective au temps. Le temps, pour Hercule Poirot comme pour Stanley Kubrik au cinéma, pour Michel Polnareff en musique ou pour Marcel Proust en littérature, n’a aucune espèce d’importance. Le temps existe tout le temps, et pourtant… il n’est rien. «Si vous le permettez, c’est moi-même, Hercule Poirot, qui vais mener cette enquête. Parfaitement, Hercule Poirot va se rendre dans le Yorkshire. – C’est vraiment très aimable à vous, mais cela risque de prendre de votre temps. – Mais face à la mort, que représente le temps?» Elucider une mort, nous dit-il, a de la valeur indépendamment de la durée de l’enquête. De même, face à la beauté d’une œuvre, que représente le temps pour un artiste? Et face au monde, que représente le temps pour un philosophe?
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com
Crédit photo: © The Toast