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Analyse

Le Groenland et l’éthique de l’annexion13 minutes de lecture

par Edward Feser
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Professeur au Pasadena City College de Los Angeles, Edward Feser est un philosophe américain d’obédience conservatrice. Récemment, sur son blog où il commente régulièrement l’actualité, il s’est montré très critique à l’égard des vélléités expansionnistes de Donald Trump[1].

A plusieurs reprises, le président Trump a exprimé le souhait de rattacher le Groenland aux Etats-Unis. Ses motivations tiennent à la position stratégique de l’île, ainsi qu’aux ressources minières dont elle dispose. Ni le gouvernement du Danemark (dont le Groenland est un territoire) ni les Groenlandais eux-mêmes ne soutiennent cette idée. Pour autant, ces oppositions ne semblent nullement freiner Trump, qui a même refusé plusieurs fois d’écarter l’hypothèse d’une annexion de l’île par la force. En janvier, par exemple, interrogé sur sa volonté de renoncer à toute forme de coercition militaire pour prendre le contrôle du Groenland, Trump répondait: «Non, je ne peux pas vous l’assurer», «Je ne vais pas m’engager là-dessus». Interrogé à nouveau ce mois-ci[2] sur un éventuel usage de la force pour s’emparer du Groenland, il déclarait que «cela pourrait arriver, quelque chose pourrait se passer avec le Groenland» et «Je ne l’exclus pas».

Or, il est manifeste qu’une telle action militaire serait contraire aux critères traditionnels de théorie de la guerre juste[3]. J’ajoute que même si la menace ne vise qu’à servir de levier dans une négociation (ce qui est probablement le cas), elle demeure contraire aux principes du droit naturel qui régissent les relations internationales. Ces faits devraient être évidents aux yeux de tous, et l’auraient été il n’y a pas si longtemps encore. Toutefois, les partisans les plus fervents de Trump ont une tendance inquiétante à défendre par réflexe même ses actes les plus scandaleux, bricolant des justifications fragiles de paroles et de gestes qu’ils condamneraient s’ils émanaient de quelqu’un d’autre. Dans un tel contexte, il vaut donc la peine d’exposer clairement en quoi les déclarations de Trump à propos du Groenland sont indéfendables.

L’annexion du Groenland et les critères de la guerre juste

Je le répète: une action militaire visant à annexer le Groenland serait clairement injuste. Il est clair, en effet, qu’elle ne satisferait pas à l’un des critères établis par la théorie de la guerre juste: celui de la «cause juste». Selon ce critère, un pays peut légitimement entrer en guerre contre un autre seulement si ce dernier a commis une violation suffisamment grave de droits pour que la guerre constitue une réponse proportionnée. L’exemple le plus évident est celui d’un pays qui prend les armes pour repousser un agresseur. Or ni le Danemark ni le Groenland n’a agressé les Etats-Unis, ni commis une autre violation des droits de ces derniers. Ils en sont même des alliés de longue date.

Le fait que la position et les ressources du Groenland pourraient être utiles aux Etats-Unis à des fins de défense n’y change absolument rien. Si je juge utile de m’emparer des biens de mon voisin pour mieux protéger les miens contre des voleurs, cela ne me donne nullement le droit de le faire. Ce serait agir en voleur. Il est tout aussi vain de prétendre que les gouvernements ne sont pas soumis à la même interdiction morale du vol que les individus. Comme l’écrit saint Thomas d’Aquin:

«En ce qui concerne les princes, le pouvoir public leur est confié pour qu’ils soient les gardiens de la justice; par conséquent, il ne leur est permis d’user de violence ou de coercition que dans les limites de la justice… S’approprier violemment et injustement les biens d’autrui sous prétexte d’autorité publique, c’est agir de manière illégitime et se rendre coupable de vol.»

(Somme de théologie, II-II, 66, 8)

L’injustice des guerres d’expansion territoriale fait l’objet d’un consensus parmi les théoriciens du droit naturel issus de la tradition thomiste. Elle constitue depuis longtemps la position de référence. Par exemple, dans Man as Man. The Science and Art of Ethics, Thomas Higgins affirme que « la guerre d’agression est une tentative violente de priver un autre peuple de son indépendance, de son territoire ou de biens similaires, dans le but d’accroître son propre pouvoir et son prestige. […] La loi naturelle interdit toutes les guerres d’agression » (p. 543). Dans Right and Reason, Austin Fagothey déclare que «[des motifs comme] l’agrandissement territorial, la gloire et la renommée, l’envie des possessions d’un voisin, la crainte d’un rival en pleine ascension, ou encore le maintien de l’équilibre des puissances […] sont des raisons invalides» d’entrer en guerre (p. 564). Il précise également que, si l’acquisition de nouvelles terres peut dans certaines circonstances être licite, cela n’est pas le cas pour des terres «reconnues comme faisant partie du territoire d’un Etat existant», et qu’«un Etat existant ne peut être privé de son territoire» (p. 547). On ne saurait exagérer l’importance de ces éléments. Non seulement l’annexion forcée du Groenland équivaudrait à un vol à grande échelle, mais, en entraînant des morts, une telle action militaire injuste serait en réalité assimilable à un meurtre. Elle ferait du président un criminel de guerre, responsable d’une injustice massive non seulement envers le peuple groenlandais, mais aussi envers l’armée américaine, transformée par Trump en l’instrument d’un tel crime.

Une tactique de négociation?

Beaucoup de partisans de Trump diraient qu’il n’a pas réellement l’intention de recourir à la force militaire, mais qu’il emploie simplement une telle rhétorique comme tactique de négociation. C’est sans doute vrai. Il est également probable qu’il s’abstiendrait dans tous les cas de recourir à la force, ne serait-ce que parce que le coût politique serait trop élevé.

Il demeure toutefois significatif que, dans ses déclarations les plus récentes, Trump a semblé établir une distinction entre la situation du Groenland et celle du Canada, dont il a également affirmé à plusieurs reprises qu’il devrait, lui aussi, être intégré aux Etats-Unis. Interrogé sur la possibilité de recourir à la force militaire pour s’emparer du Canada, Trump a déclaré: «Eh bien, je pense qu’on n’en arrivera jamais là» et «Je ne le vois pas avec le Canada, je ne le vois tout simplement pas.» Il ne s’agit pas là d’une reconnaissance claire que l’acquisition du Canada par la force serait moralement répréhensible, et donc à exclure catégoriquement. Cela ressemble plutôt à un jugement selon lequel attaquer le Canada serait simplement inutile ou irréaliste. Mais dans le cas du Groenland, la réponse de Trump est différente. Il a répété que «quelque chose pourrait se passer» et qu’il ne l’excluait pas, même s’il dit également que c’était peu probable. Dans l’ensemble, ses déclarations donnent l’impression qu’il considère effectivement une action militaire contre le Groenland comme au moins envisageable, fût-ce de manière très hypothétique. Il faut également noter que l’administration a récemment intensifié ses opérations de renseignement concernant le Groenland.

En tout état de cause, même si cette rhétorique se veut une tactique de négociation, elle demeure gravement immorale. Dans les faits, il y a au moins deux façons dont le refus d’exclure le recours à la force peut servir de tactique de négociation. Trump pourrait soit avoir réellement l’intention de maintenir ouverte la possibilité d’utiliser la force contre le Groenland, afin d’effrayer le Danemark et le Groenland et les pousser à conclure un accord, même s’il n’a à l’heure actuelle aucun plan concret pour mettre effectivement cette menace à exécution; soit il pratique tout simplement le bluff, dans le but de les intimider et de les amener à négocier, sans jamais avoir eu l’intention de passer à l’acte. Les deux tactiques sont condamnables, bien que pour des motifs différents.

Dans leur ouvrage Nuclear Deterrence, Morality, and Realism, John Finnis, Joseph Boyle et Germain Grisez abordent la différence entre le fait de garder réellement une option ouverte et celui de simplement bluffer. Certains de leurs arguments sont pertinents dans le cas qui nous occupe.

Prenons la première possibilité: Trump souhaite garder ouverte l’option d’une action militaire contre le Groenland, tout en espérant et en croyant qu’il n’aura jamais à mettre cette menace à exécution. Comme le soulignent Finnis, Boyle et Grisez, il est fallacieux de supposer que, si quelqu’un espère et croit ne jamais devoir accomplir une action qu’il menace d’exécuter, cela signifie qu’il n’a pas réellement l’intention de le faire. En réalité, «ceux qui, par chance, évitent de faire ce qu’ils n’envisagent qu’à contrecœur, ou qui pourraient changer d’avis à l’avenir, sont des personnes qui ont déjà pris leur décision» (p. 104-105). Dans le cas présent, si Trump veut effectivement maintenir cette option ouverte, alors il a bien, dans le sens pertinent du terme, l’intention de recourir à la force militaire contre le Groenland s’il ne parvient pas à l’obtenir autrement. Et cela reste vrai même s’il espère et croit aussi qu’il pourra l’acquérir pacifiquement.

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Or, comme nous l’avons vu, acquérir le Groenland de cette manière violerait les critères de la guerre juste et équivaudrait donc à un meurtre. Comme l’écrivent Finnis, Boyle et Grisez à propos du fait de ne pas exclure l’option de commettre un acte meurtrier:

«Certes, elle serait soumise à une double condition: non seulement au fait, pour l’adversaire, de braver la menace, mais aussi à une décision qui resterait à prendre pour la mettre à exécution. Néanmoins, une telle intention, même doublement soumise à conditions, relèverait toujours d’une volonté homicide. Car si l’on a dès maintenant l’intention de se placer en position de commettre un meurtre, au cas où l’on déciderait ultérieurement que la situation le justifie, alors, dès à présent, on est disposé (fût-ce à contrecœur) à tuer.»

(p. 111)

Ainsi, maintenir ouverte la possibilité de recourir à une action militaire contre le Groenland, même si cela n’est envisagé que comme une tactique de négociation, revient malgré tout à nourrir une intention meurtrière et est donc gravement immoral. Considérons maintenant l’autre scénario possible, selon lequel Trump ne ferait que bluffer. Dans cette hypothèse, Trump n’envisage pas réellement l’option militaire. Il veut simplement que le Danemark et le Groenland croient qu’il l’envisage. Même si tel est le cas, cela demeure gravement immoral pour au moins trois raisons, dont les deux premières sont exposées par Finnis, Boyle et Grisez.

Premièrement, lorsqu’un pays menace de recourir à une action militaire immorale, ce ne sont pas seulement les intentions de ses dirigeants qui sont moralement pertinentes. Le sont également celles de toutes les autres personnes liées d’une manière ou d’une autre à cette action, qu’il s’agisse des soldats ou des citoyens ordinaires. Dans le cas présent, même si Trump bluffe, ce bluff ne peut fonctionner que s’il n’est pas perçu comme tel, c’est-à-dire si une masse critique de personnes croit qu’il pourrait réellement mettre sa menace à exécution. Cela amènera au moins certains individus (responsables gouvernementaux, militaires, électeurs) à décider de soutenir l’action si elle est effectivement entreprise. Autrement dit, ils nourriront l’intention de soutenir un acte meurtrier. Eux ne seront pas en train de bluffer, même si Trump, lui, l’est. Et comme l’écrivent Finnis, Boyle et Grisez: «Ceux qui amènent délibérément d’autres personnes à vouloir le mal se rendent coupables non seulement du mal que ces personnes veulent, mais aussi du fait de les conduire à devenir des personnes animées d’une volonté mauvaise.» (p. 119) Dans le cas présent, un tel dirigeant «inciterait les autres à avoir l’intention de tuer des innocents» (p. 120), même s’il n’a pas lui-même réellement cette intention.

Deuxièmement, on ne peut pas prendre en considération seulement ce que les individus font ou veulent. Les actions militaires d’un pays sont des actes sociaux, c’est-à-dire des actes accomplis par la société dans son ensemble (comprise comme ce qu’on appelle traditionnellement une «personne morale» ou une «personne collective»). Comme le notent Finnis, Boyle et Grisez, on peut dire à juste titre qu’une équipe a l’intention de gagner un match, même si certains de ses membres individuels préfèrent perdre. De la même manière, même si à titre personnel un président bluffe en proférant une menace, cela ne signifie pas que l’acte collectif des Etats-Unis en tant que pays consistant à formuler cette menace soit lui-même un simple bluff. Cela, parce que «l’acte social […] est défini par sa déclaration publique» et non par ce que tel ou tel individu peut penser en privé, «et cette déclaration n’est pas un bluff» (p. 122–123, nous mettons en italiques).

Les contrats extorqués sont immoraux

Le troisième problème est le suivant: même si Trump ne fait que bluffer, l’objectif du bluff est de faire peur au Danemark et au Groenland afin de les pousser à conclure un accord qu’ils ne seraient autrement pas disposés à signer. C’est de la pure extorsion et du gangstérisme. Le bon sens moral comme la tradition du droit naturel s’accordent à reconnaître qu’un accord conclu sous une telle contrainte injuste ne peut être ni licite ni contraignant. Comme l’explique un manuel classique de théologie morale:

«Les défauts qui vicient le consentement en supprimant la connaissance ou le libre arbitre rendent les contrats nuls ou annulables. Ces empêchements [incluent]… la peur, qui est un trouble de l’esprit provoqué par la conviction qu’un danger imminent menace soi-même ou autrui… [et] la violence ou la coercition, qui sont similaires à la peur: cette dernière étant une force morale, et la première une force physique.»

(John McHugh et Charles Callan, Moral Theology, vol. II, p. 140-141)

Certes, il est ici question de contrats entre individus. Mais les théoriciens du droit naturel considèrent généralement que, mutatis mutandis, ce qui vaut pour les accords entre particuliers vaut aussi pour les traités entre nations. Comme l’écrit Fagothey, «les conditions de validité d’un traité sont les mêmes que celles de tout contrat valide», si bien que «si un agresseur injuste sort victorieux, le traité qu’il impose est injuste et, par conséquent, invalide» (Right and Reason, p. 549-550). Et comme le souligne un autre théoricien du droit naturel: «un traité conclu sous la contrainte, sous la menace d’une guerre par exemple, ne peut guère être considéré comme contraignant, ou du moins devrait être réputé révocable si les conditions imposées sont manifestement et gravement injustes» (Michael Cronin, The Science of Ethics, vol. II, p. 658).

Il ne suffit donc pas de prétendre que les propos du président relèvent d’une simple tactique de négociation pour les justifier, au motif qu’ils ne traduiraient pas une réelle intention de faire la guerre. Car une telle tactique de négociation, en elle-même, est déjà gravement immorale.

Vous venez de lire une analyse tirée de notre édition papier (Le Regard Libre N°118). Débats, analyses, actualités culturelles: abonnez-vous à notre média de réflexion pour nous soutenir et avoir accès à tous nos contenus! 

Edward Feser en bref

Edward Feser est un auteur prolixe. Il s’est fait connaître auprès du grand public avec la publication d’un livre au ton assez polémique: La dernière superstition. Une réfutation du nouvel athéisme, seul traduit en français. Dans cet ouvrage, il s’attaque à décortiquer l’argumentaire et la rhétorique de penseurs athées très populaires comme Richard Dawkins, Christopher Hitchens ou Daniel Dennett. Récemment, Feser a publié un traité d’anthropologie philosophique (Immortal Souls. A Treatise on Human Nature, 2024). Dans le domaine de la philosophie politique, il est l’éditeur du Cambridge Companion to Hayek (2006) et d’une introduction à la penseé de Robert Nozick (On Nozick, 2004). Les autres livres de ce grand connaisseur des penseurs libéraux et chrétiens incluent entre autres Scholastic Metaphysics. A Contemporary Introduction (2014), Aristotle’s Revenge. The Metaphysical Foundations of Physical and Biological Science (2019), All One in Christ. A Catholic Critique of Racism and Critical Race Theory (2022). Edward Feser contribue régulièrement à des revues conservatrices américaines.


[1] Cet article a été publié le 8 mai 2025 sur le blog d’Edward Feser, en anglais, sous le titre «Greenland and the ethics of annexation». Nous traduisons avec l’autorisation de l’auteur.

[2] Mai 2025.

[3] Note de la rédaction: La théorie de la guerre juste, héritée notamment de saint Augustin et de saint Thomas d’Aquin, est une tradition intellectuelle qui cherche à déterminer les conditions légitimes pour faire la guerre et la manière juste de la conduire.

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