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Musique

Analyse

Musicologie et sectarisme8 minutes de lecture

par James Lyon
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musicologie

La musicologie française, figée dans un certain dogmatisme, s’éloigne de l’essence même du langage musical. C’est du moins le point de vue de James Lyon. L’historien de la musique défend dans cet article sa lecture résolument personnelle de la discipline.

Le milieu de la musicologie serait-il sectaire? Ce questionnement mérite un approfondissement préalable: en quoi consiste cette discipline relativement récente? Elle a, entre autres, pour projet l’étude scientifique du langage musical. Contrairement à ce que l’on croit, le musicologue tend à se distinguer de l’historien de la musique. Le premier préfère analyser la pure forme au détriment de l’approche d’une pensée.

Néanmoins, il s’agit d’éviter l’ouverture de la boîte de Pandore en confondant la musicologie française avec la Musikwissenschaft allemande et la musicology britannique. La première, quantitative, s’oppose principalement à l’imagination relative au processus créateur, tandis que les deux autres sont, le plus souvent, soucieuses de mettre en perspective la pure créativité avec la multiplicité qualitative des formes et leur signification.

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Plus précisément, les représentants français de la musicologie se distinguent par leur parti pris idéologique. Ainsi, l’hymnologie – si conséquente pour les Allemands et les Anglais – est évacuée sans autre forme de procès. La «science de l’hymne» ne les intéresse en aucun cas. De ce fait, ils n’introduisent pas l’étude d’une mélodie originelle par le «tissage» qu’elle élabore à partir de coutumes et de folklores différenciés.

Par cette étroitesse de vue, leur conception de la musicologie se révèle doctrinaire. En séparant toutes les dimensions inhérentes à l’expression sonore, ils nuisent à une recherche équilibrée et stimulante. C’est ainsi que lors de séminaires et autres colloques, le musicologue de langue française adopte, le plus souvent, un ton doctoral, froid et sentencieux.

La recherche des sources

Le terme «musicologie» renvoie au logos sur la mousikē, le «discours sur la musique», cette dernière en tant que «mythe sonore». Cette «parole» remonte à la nuit des temps. Pourtant, le musicologue académique, tel qu’il s’est particulièrement manifesté au cours du XXe siècle, laisse délibérément de côté les sources antiques. Il oublie, notamment, ce qui caractérise le «couple» Apollon-Dionysos tout en ignorant les formes multiples de ces deux divinités pour lesquelles la musique revêt une indéniable importance herméneutique. Le musicologue conventionnel néglige encore toutes les références musicales homériques. Le rôle significatif de l’aède lui est complètement indifférent, sinon étranger. Parfois, il lui arrive de se référer à La Naissance de la tragédie de Nietzche, ce en quoi il se fourvoie.

Lorsqu’il tentera d’aborder, pour la comprendre, la symphonie, il ignorera son enracinement dans le chorós de la tragédie selon l’inspiration d’Eschyle. Ses membres, les choreutes, se plaçaient dans un espace nommé précisément orchestra où ils évoluaient en chantant et dansant au son de l’aulos. La forme symphonique, telle qu’elle s’épanouira plus fondamentalement à partir du corpus mozartien, héritait de cette source. Ne pas prendre en considération un patrimoine aussi essentiel ne peut que sacrifier au sectarisme en tant qu’il est une restriction assumée du savoir.

Dès l’Antiquité grecque, les intellectuels – mathématiciens, hommes politiques, poètes, pédagogues, etc. – furent fascinés par la complexité de l’univers musical. Le musicologue moderne préfère, quant à lui, la complication formelle à laquelle il associe un jargon à la limite de l’insupportable. Le génie pur lui échappe. Bien plus, il l’annihile en se noyant au sein d’improbables détails.

L’importance de la philosophie

L’historien de la musique et le musicologue devraient se respecter tout en se complétant. Cela est rarement le cas, le musicologue se souciant davantage d’esthétique que d’éthique. De son côté, l’historien de la musique a, idéalement, pour vocation de ne pas séparer l’homme de sa pensée et de son œuvre. En cela, l’aide de la philosophie lui est particulièrement précieuse dans la mesure où elle penche davantage en faveur de Spinoza que de Descartes. Lorsque Leibniz prônait la réconciliation entre la sensibilité et la raison, il traçait un cheminement favorisant un équilibre rassurant entre l’esprit analogique et l’intellect logique.

Ainsi, le musicologue qui serait susceptible de retrouver ses esprits pourrait-il restaurer la connaissance du langage musical tout en tenant compte des caractéristiques infinies de ce dernier. Dans la mesure où, malheureusement, le musicologue officiel sacrifie au sectarisme, il ne peut comprendre ce qui devrait unir classicisme et romantisme. Il préfère les séparer, voire les opposer en catégories pseudo-historiques. Pour éviter une telle bévue, il aurait dû étudier les Ecrits sur la musique de l’imaginatif Ernst Theodor Amadeus Hoffmann. Ce faisant, il ne serait pas tombé dans le piège de la classification arbitraire. Hoffmann avait réellement compris que le romantisme n’est pas strictement associé à une époque.

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A cet égard, le contre-exemple viennois du théoricien Eduard Hanslick est tout à fait probant. Esprit dogmatique, il n’a perçu que la notion du «Beau» formel dans la musique, sans se soucier de l’expression sincère. Pour cette raison, il n’a rien compris à l’œuvre d’Anton Bruckner, lui préférant unilatéralement celle de Brahms. Il n’a pas considéré leur complémentarité nécessaire au développement d’une riche dialectique sonore. Justement, la musique n’est pas que «l’expression des sentiments». Elle développe une riche herméneutique à partir du trinôme «sens-sentiment-sensation».

La confusion et les contradictions se sont singulièrement développées lorsque les adversaires de l’éthique musicale pythagoricienne s’en sont pris à Damon et Platon. Démocrite, Philodème et Aristote en furent les figures les plus engagées. C’est en cela qu’ils ont de nombreux et redoutables héritiers. Aristophane déplora, à raison, la disparition du chœur tragique, conséquence des tendances matérialistes et hédonistes qui refusèrent la dimension métaphysique du langage musical. Aristote considérait que les mélodies et les rythmes n’ont pas de valeur en soi. Il se trompait et ouvrait grandes les portes d’une pseudo-science musicologique, anti-libérale, ennemie des hiérarchies naturelles. L’esthétique se transmuait alors en esthétisme. Le chef d’orchestre et philosophe Ernest Ansermet le comprendra, faisant face, en son temps, à des critiques aussi virulentes qu’injustifiées.

La tâche de l’historien de la musique

Ce métier devient passionnant dès lors qu’il ouvre de fécondes perspectives elles-mêmes relatives à un problème existentiel. Les travaux, les conférences de l’historien ont pour vocation de dynamiser les diverses relations, parfois les plus inattendues. Certains l’ont fait avec talent: Luigi Magnani, Walter Wiora et Enrico Fubini, par exemple. Avec de tels auteurs, les liens entre la musique de Beethoven et la philosophie de Schelling se croisent indéfiniment.

Pour ce faire, nul besoin de découper les doubles croches à perte de vue. L’historien de la musique s’intéresse naturellement à des disciplines généralement séparées les unes des autres: peinture, architecture, littérature, théologie ou encore politique. En les reliant, il a à cœur d’introduire à tous les contextes de la culture et de la civilisation, car il ne les confond pas. Son intérêt pour la phylogénèse du langage musical le conduit à reconstituer un savoir éparpillé autant que négligé. Il privilégie des rapprochements surprenants lorsqu’il tente de comprendre en quoi le communisme stalinien a pu agir sur l’œuvre orchestrale de Chostakovitch.

Le lucide André Pirro avait raison de préciser que les œuvres musicales «ont été façonnées par des hommes, simplement hommes». D’où l’indispensable connaissance de la psychologie. Le professeur Jacques Handschin l’a encore exprimé au Congrès de Bâle, en 1950, en rappelant que la musique est «une œuvre d’homme», «une chose faite et se faisant par l’homme». Avec son concept de Toncharakter, il différenciait, à juste titre, ce qu’il nommait le «caractère du ton», qualitatif, de la «hauteur du son», quantitative.

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L’historien de la musique peut parfois se confondre avec le musicologue tant il est difficile de démêler un écheveau inextricable qui s’est constitué à travers les temps. Pour éviter tout malentendu, l’exemple du chercheur allemand Wilibald Gurlitt s’avère stimulant. Sa Weltanschauung, c’est-à-dire sa vision du monde, héritée de Wilhelm Dilthey, prend en considération la signification spirituelle de la musique, en tant que «science de la culture».

Le professeur de «musicologie historique», (concept appréciable), Hans Heinrich Eggebrecht a justement confirmé la place de la musique «dans l’individualité et la subjectivité de l’homme (du peuple, de l’époque)», ce qui «entraîne ainsi à mieux connaître et à consolider les notions d’historicité et de particularité, d’originalité, de relativité historique et géographique de toute pensée, découverte et conception musicales». Eggebrecht nous offre la conclusion la plus satisfaisante à un tel débat en déclarant que l’histoire de la musique «devient ainsi la partie la plus importante de la musicologie, en continuelle liaison avec ses fondements systématiques et en pleine conscience de la problématique que soulève la rencontre de la musique, de l’ethnologie et de l’histoire universelle».

Historien de la musique, James Lyon est notamment l’auteur d’une Histoire de la musique en Suisse (2023, Slatkine).

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