Article inédit – Chloé Delassis
Après avoir adapté sur scène l’Iliade puis l’Odyssée en 2017, suivies du roman Chanson Douce de Leïla Slimani en 2019, c’est à l’œuvre grandiose Illusions Perdues d’Honoré De Balzac que s’attaque la metteuse en scène française Pauline Bayle. Encore une fois confrontée à un matériau littéraire, celle-ci parvient avec brio à transposer la littérature balzacienne sur les planches.
Le récit nous fait suivre Lucien, fils de l’héritière de la noble famille de Rubempré et d’un modeste pharmacien nommé Chardon, union qui occasionne moult railleries de la part des habitants de sa ville natale. Ce jeune provincial, qui rêve de devenir poète, se laisse convaincre par sa protectrice Madame de Bargeton de la suivre découvrir la vie parisienne, cette dernière lui assurant de meilleures opportunités professionnelles à la capitale. Cependant, dès son arrivée, Lucien se retrouve esseulé et livré aux prémices d’une société ne fonctionnant qu’avec le concept d’argent.
Un spectacle qui prône l’authenticité humaine
L’interprétation du personnage de Lucien par la jeune et dynamique Jenna Thiam amène à une brillante et subtile représentation de la puberté masculine. La sensibilité de son jeu de comédienne émeut les âmes. Mais cette prise de parti révèle aussi et surtout une dénonciation d’un modèle de société sexiste et hétéronormatif à l’aube de la révolution industrielle, perpétué de nos jours dans un bon nombre de publicités. Jenna Thiam prend avec légitimité sa place dans une excellente distribution comptant sur Charlotte Van Bervesselès, Hélène Chevallier, Alex Fondja et Guillaume Compiano.
Chacun de ces cinq comédiens incarne à lui seul au moins trois rôles différents – nous avons donc affaire à seize personnages – soigneusement distingués entre eux par d’intelligibles transitions de costumes qui se font sous les yeux des spectateurs, et parmi eux. On retrouve dans ce choix scénique le modèle du théâtre de Brecht qui visait à mettre au jour les machineries et à effacer les effets d’illusion. Ainsi, non seulement Pauline Bayle réhabilite la place des femmes en leur attribuant des rôles d’hommes au statut puissant, mais elle suggère aussi une multiplicité de capacités en un seul individu, brisant les stéréotypes sociaux qui nous réduisent souvent à un seul trait de caractère.
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Le dispositif quadri-frontal permet non seulement de placer l’action scénique au centre du public – ce qui apporte par ailleurs aux spectateurs le sentiment d’être concernés, sentiment renforcé par plusieurs adresses public – mais a pour autre avantage d’intégrer les comédiens au public lorsqu’ils ne sont pas en jeu et, surtout, de permettre un regard ouvert sur autrui – spectateurs comme acteurs hors-scène on est pour ainsi dire mis à nu les uns devant les autres, dans une réciprocité qui invite à l’authenticité et à la sincérité.
Un retour à l’essentiel
Optant pour une scénographie qui revendique la puissance artistique d’un plateau nu, Bayle nous permet également un imaginaire sans frontières et un intérêt focalisé sur l’action même. De la même façon que le sexe des actrices ne contraint aucunement leur crédibilité dans les rôles masculins, l’absence de tout objet scénique, accessoire ou décor n’obstrue guère les voies de notre immersion dans l’histoire; au contraire, cela y contribue même, nous invitant à ne pas nous attacher qu’à la matérialité, dont il est pourtant beaucoup question dans l’œuvre de Balzac, à commencer par les intérêts financiers et les biens immobiliers et domestiques.
A travers cette retranscription à la scène, la metteuse en scène rejoint la précision avec laquelle Balzac a su pressentir l’influence de la société de l’argent et du paraître sur les rapports humains. En proie aux aspirations pécuniaires comme aux intérêts personnels de ceux et celles qui l’entourent, Lucien, à l’image de nombre de jeunes qui se retrouvent actuellement en situation de précarité, découvre au fur et à mesure de son ascension sociale la complexité de la condition et de la comédie humaine.
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Ecrire à l’auteure: chloe.delassis@leregardlibre.com
Crédit photo: © Simon Gosselin