Sous couvert d’inclusion et de justice sociale, l’université sacrifie trop souvent la rigueur scientifique à l’idéologie. Cette dérive compromet sa mission première, selon l’historien Olivier Moos: éclairer le réel plutôt que servir des causes.
Il existe un contrat implicite entre l’université et la société. En échange de généreuses subventions octroyées par les cantons et la Confédération, ainsi que d’une large autonomie institutionnelle, l’université s’engage à l’édification intellectuelle et critique de nos futures élites, à transmettre le savoir et à produire de l’expertise.
Pour réaliser ce rôle, l’institution doit demeurer un espace affranchi de toute contrainte idéologique ou politique. Ses membres doivent être recrutés en fonction du mérite, libres d’explorer et de débattre des sujets les plus sensibles, la recherche ne connaître de servitude que celle imposée par la méthode scientifique. Certes, la réalité est beaucoup plus brouillonne que les grands principes, mais il s’agit là de l’horizon à poursuivre si l’institution entend conserver sa légitimité et la confiance de la population.
Or, il y a malheureusement de bonnes raisons de penser qu’un certain nombre de facultés universitaires et de hautes écoles ont dénoncé ce contrat sans renoncer à leurs prébendes. L’exigence de neutralité et d’objectivité cède trop souvent la place à un militantisme progressiste, où le signalement de vertu tend à l’emporter sur la quête de connaissance.
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« Etre historien·ne·x·s engagé·e·x·s n’empêche en rien de chercher à rédiger un récit historique objectif et fondé sur le plan interprétatif, – n’oublions pas que toute affirmation d’une histoire neutre et “rationnelle” relève également de l’idéologie et que le conservatisme est aussi un militantisme »[1], déclarent quatre chercheuses de l’Université de Genève dans un entretien à propos de leur collaboration au projet de féminisation des noms de rue dans la cité de Calvin. On reconnaît là le sophisme du chercheur-activiste : étant donné que nous avons tous des préférences politiques et morales, l’impartialité est moins une discipline à cultiver qu’une illusion à abandonner, et donc la recherche peut légitimement épouser telle ou telle cause sociale ou idéologique (à condition, cela va sans dire, que celle-ci demeure fermement ancrée à gauche). Activisme et science font donc bon ménage, nous désabusent les historien.ne.x.s, car « la conscience d’appartenir à un courant progressiste ou minoritaire oblige souvent à un surcroît de rigueur méthodologique ». Nous voilà rassurés. Incidemment, cette Genferei féministe à laquelle ces universitaires s’associent est une initiative de l’association L’Escouade, dont l’ambition est de détruire « le système capitaliste, patriarcal et raciste dans lequel nous vivons ».
Il ne s’agit nullement d’une anomalie genevoise. Ainsi qu’en témoigne le compte rendu du congrès 2019 de la Société suisse d’Etudes genre, membre de l’Académie suisse des sciences humaines et sociales (ASSH), le mépris du libéralisme, la détestation du capitalisme ou encore le combat contre l’infalsifiable patriarcat semble en effet faire consensus parmi nos rigoureux expert.e.x.s.[2]
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L’université demeurant la principale fabrique des élites, l’activisme déguisé en science se diffuse inévitablement dans le champ politique, infiltre les législations et colonise les niches bureaucratiques. La revue Tangram, publiée par la Commission fédérale contre le racisme (CFR), en est un exemple éloquent. En 2020, par exemple, le numéro 44 s’articulait autour de «la mort de l’Afro-Américain George Floyd, étouffé à Minneapolis sous le genou d’un policier blanc». Cette blanchité – concept hérité des «théories critiques de la race» développées par leurs non moins rigoureux homologues nord-américains – est au cœur des préoccupations d’une anthropologue de la Haute Ecole spécialisée de Suisse occidentale (HES-SO), dont l’article consacré au «privilège blanc» nous apprend que ce dernier est le cache-sexe du «racisme systémique» dans notre pays. Dans ce même numéro, une professeure d’Etudes genre de l’Université de Berne nous rappelle aussi que «la représentation problématique de la masculinité blanche n’est pas seulement liée à la domination coloniale, mais aussi à la domination patriarcale sur les femmes blanches, les autres sexes et les enfants». Une autre contribution, sous les plumes d’une pédagogue et d’une sociologue, nous encourage à démocratiser plus encore notre oppressive société par l’extension des politiques de quotas au profit des personnes de couleur, des immigrés ou encore des personnes queers. Tout cela, bien entendu, au nom de l’équité, de l’inclusion, du progrès, etc.
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Aucun des contributeurs à ce numéro n’a jugé bon de remettre en cause le mythe têtu qu’il existe une épidémie de meurtres d’Afro-Américains par la police, d’expliquer à leurs lecteurs que le racisme (ou le sexisme) peut coexister avec les inégalités entre les groupes sans nécessairement en être la cause, ou encore de discuter des coûts sociaux et politiques qui souvent émergent dans le sillage des programmes préférentiels. Cette absence de distance critique n’est pas accidentelle; elle est la propriété émergente du système. Nos experts sont produits par des institutions où ces nuances sont poliment négligées, quand elles ne sont pas tout simplement jugées immorales. Il est vrai que tester empiriquement ses hypothèses peut s’avérer imprudent quand son salaire et son statut dépendent de la persistance et de la gravité du vice qu’on s’est donné pour mission de combattre.
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Le problème n’est probablement pas tant quantitatif que qualitatif. Si les enquêtes sur la déconstruction du genre parmi les agriculteurs suisses[3] ou les efforts de «décolonisation» du Musée valaisan des Bisses ne sont pas représentatifs de l’ensemble de la production universitaire, le traitement des sujets dits «de société» reste trop souvent balisé par des prémisses imposées et des conclusions obligatoires. Nos institutions de savoir produisent encore des recherches de grande qualité, mais quelle Boudicca en Etudes genre s’aventurerait à disputer les assertions du manifeste académique de la «Grève des femmes» (2019)? A dénoncer les biais de sélection de l’enquête sur «Le coût de la virilité en Suisse» (2024)? Quel conquistador, en faculté de Sciences sociales et politiques, saborderait sa carrière en dégonflant les hyperboles du rapport des expertes de l’ONU sur le racisme en Suisse (2022), lequel attribue le succès économique du pays au colonialisme et à l’esclavage? Quel maquisard du département de philosophie se risquerait à publier un article, révisé par ses pairs, décortiquant les incohérences des théories du genre?
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Si ces objets d’étude sont en eux-mêmes parfaitement légitimes, le formatage idéologique de la recherche engendre, en revanche, des diagnostics partiels et des conclusions biaisées qui appauvrissent le débat public, corrompent l’expertise et minent la crédibilité du «consensus scientifique». Le contribuable, premier dindon de la farce, se retrouve à financer malgré lui diverses formes de militantisme; nombre d’étudiants quittent l’université armés de certitudes à réciter plutôt que d’outils pour penser; quant aux chercheurs, ils voient leurs marges de manœuvre se réduire sous l’effet conjugué des modes idéologiques et de la captation des financements par certains lobbys. Lorsqu’une étudiante, au terme d’un très rare débat consacré aux approches scientifiques alternatives au paradigme dominant des Etudes genre, s’étonne de n’avoir jamais été exposée à de telles perspectives durant l’ensemble de son cursus, cela témoigne d’un dysfonctionnement profond du système. Préférer les convictions idéologiques à l’inconfort de la démarche scientifique trahit la mission de l’université.
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En privé, un certain nombre de chercheurs partagent ce regrettable constat, tout en sachant que l’objection peut s’avérer socialement et professionnellement coûteuse. Il suffit parfois d’une minorité mobilisée et intransigeante pour faire prévaloir ses préférences sur une majorité silencieuse. Il n’existe bien sûr aucune censure institutionnelle et la liberté d’expression y est célébrée en fanfare. Tabous et normes intellectuelles s’imposent par la socialisation dans un environnement où les étudiants à l’esprit critique réalisent très vite que c’est aux eunuques que l’on confie le sérail.
Point de malice ou de conspiration à l’œuvre. L’inertie suffit. L’hégémonie rhétorique de la gauche progressiste est le résultat naturel d’une croissante endogamie dans les sciences sociales et humaines – un processus de longue durée, commun à de nombreux pays occidentaux, et qui se déploie depuis un demi-siècle. L’on recrute de préférence parmi les membres de sa tribu et ces mariages entre cousins contribuent inévitablement à une consanguinité idéologique, encourageant les libéraux et les rares conservateurs à s’autocensurer, ou à opter pour une différente carrière. Toutes les diversités sont bonnes, sauf celle des idées.
Structurellement, ce phénomène est à l’image des discriminations positives au profit des femmes dans la recherche et les hautes écoles. Depuis un quart de siècle, l’Etat finance divers programmes d’aide et de formation destinés en priorité ou exclusivement aux femmes: création de «bureaux de l’égalité» dans toutes les universités, «Gendermonitoring», réseaux de «mentoring», le programme H.I.T., les subsides Tremplin, les subsides PRIMA du Fonds national suisse (dilués dès 2022, par souci d’opacité, dans les deux instruments de financement Ambizione et SNSF Starting Grants). Bien qu’inspirés par les meilleures des intentions, la vitesse acquise de ces programmes préférentiels assure leur perpétuation indépendamment des transformations sociétales ou de la croissante féminisation du secteur tertiaire. Le quota se cristallise en norme morale, les objectifs indéfiniment repoussés, les concepts sans cesse dilatés, et le provisoire devient le permanent. La première loi du militantisme institutionnalisé est de ne surtout pas atteindre ses objectifs. Il est vrai que les discriminations, qu’elles soient positives ou négatives, fabriquent toujours des classes de bénéficiaires peu enclines à abandonner leurs privilèges.
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Interrogée au sujet de la pertinence de maintenir une préférence pour les candidates dans une unité abritant déjà une confortable majorité féminine au sein d’une faculté, elle aussi, peuplée majoritairement de femmes, une professeure de l’Université de Genève soulignait l’absence d’une distribution égale entre les sexes dans l’ensemble des fonctions et des départements. Qu’importe les différences moyennes de priorités et de tempérament entre les sexes[4], le modèle que nos expert.e.x.s. préconisent est celui d’une économie planifiée appliquée à toutes les positions de pouvoir et de prestige. En un mot, l’abandon du principe du mérite au profit de celui de la représentation. Curieusement, ces inquiétudes statistiques ne semblent pas s’appliquer aux métiers du bâtiment ou aux services de la voirie.
L’université peut-elle se réformer de l’intérieur et recentrer son gouvernail, ou l’impulsion doit-elle venir de l’extérieur?
En mai 2023, le parlement du Royaume-Uni passait le Higher Education Freedom of Speech Act, un projet de loi inspiré par deux rapports du think tank Policy Exchange et qui impose aux universités de protéger et de promouvoir la liberté académique, avec la création d’un organisme chargé de surveiller les politiques universitaires. Bien que la capture idéologique des institutions et les coûts de l’objection soient moinssévères en Suisse que dans les pays anglo-saxons, il est en effet probable que seule une intervention des autorités politiques puisse inciter les universités à recalibrer leur boussole.
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Il est cependant très douteux qu’un ferme rappel aux devoirs de l’institution, fût-il accompagné de la création d’un organe de contrôle, parvienne à assainir les écuries d’Augias. Après tout, pas même un siècle de faillites des régimes socialistes, sous toutes les latitudes, n’est parvenu à entamer la légitimité ni à ternir le prestige de leurs compagnons de route parmi les producteurs de savoir. Comme le note l’un des auteurs des rapports du Policy Exchange, à défaut d’être une solution satisfaisante, sonner la fin de la récré contribuera au moins à encourager et protéger les objecteurs de conscience. Une mobilisation, même marginale, de chercheurs courageux et hétérodoxes, suffirait à fissurer les chambres d’écho et à réhabiliter une véritable diversité intellectuelle.
La récente fièvre révolutionnaire du progressisme radical est souvent perçue comme une imprévisible incongruité échappée des laboratoires académiques. Après plus d’une décennie d’extravagances illibérales et de tartufferies moralisantes, ce radicalisme se résorbera de lui-même, prophétise-t-on, dans le sillage du glissement vers la droite des champs politiques occidentaux. Hélas, l’horizon des politiciens se limite souvent à la prochaine élection, tandis que la capture des institutions relève d’un phénomène multigénérationnel. Ainsi que le démontre la flambée temporaire du «politiquement correct» des années 1990, anesthésier les symptômes les plus sévères ne guérit pas de la maladie.
Olivier Moos est docteur en Histoire contemporaine (Université de Fribourg et EHESS). Il est l’auteur d’un essai intitulé «Le Guide du Réac: Comment perdre ses amis et mourir seul» (Publishroom Factory, 2024).
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Olivier Moos
Le guide du Réac: Comment perdre ses amis et mourir seul
Ed. Publishroom Factory
Juin 2024
170 pages
[1] Entretien avec Daniela Solfaroli Camillocci, Laure Piguet, Pamela Ohene-Nyako et Sarah Scholl, «Militantisme et travail historique ne s’opposent pas», Académie suisse des sciences humaines et sociales, sagw.ch, 15 mars 2023.
[2] Pascal Kohler et Lea Dora Illmer, «Renouveler la pensée sur la violence et les façons d’y résister», Congrès 2019 de la Société suisse d’Etudes Genre (SSEG), Gendercampus.ch, octobre 2019.
[3] Prisca Pfammatter et Joost Jongerden, «Beyond farming women : queering gender, work and family farms», in Agriculture and Human Values, vol. 40, avril 2023, pp. 1639–1651.
[4] Voir notamment S. Stewart-Williams et L.G. Halsey, «Men, women and STEM: Why the differences and what should be done?», in European Journal of Personality, vol. 35, no 1, 2021; Steve Stewart-Williams et Andrew G Thomas, «The Ape That Thought It Was a Peacock: Does Evolutionary Psychology Exaggerate Human Sex Differences?» et «The Ape That Kicked the Hornet’s Nest: Response to Commentaries on “The Ape That Thought It Was a Peacock”», in Psychological Inquiry, N°24, juillet 2013; Marco Del Giudice, «Measuring Sex Differences and Similarities», in Gender and sexuality development: Contemporary theory and research, Springer, 2022; Richard A. Lippa, «Gender Differences in Personality and Interests: When, Where, and Why?», in Social and Personality Psychology Compass, vol. 4, N°11, novembre 2010; David Buss, Evolutionary Psychology: The New Science of the Mind, Routledge, 2019.