La Suisse est riche. Et pourtant, les startups ont du mal à trouver des capitaux. Pour changer cela, un changement de mentalité s’impose. Ainsi que de la persévérance – et un Etat qui soutient intelligemment.
Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia et Tesla valent chacune plus de 1000 milliards de dollars. Cinq de ces sept entreprises ont moins de 30 ans. Spotify, la plus grande entreprise créée en Europe au cours des 20 dernières années, a une capitalisation boursière d’environ 100 milliards de dollars. La startup suisse la plus performante de ces 30 dernières années est Actelion, rachetée en 2017 par Johnson & Johnson pour 30 milliards de dollars.
Qu’est-ce qui explique cette disparité? De quoi ou de quelles ressources manquons-nous en Suisse, qui est pourtant riche et qui est en outre célébrée comme championne du monde de l’innovation?
On dit souvent qu’il n’y a pas assez de capital-risque ou venture capital (VC) en Suisse. C’est un peu trop facile. Cet article tente d’examiner la situation de manière plus nuancée.
1. Le marché: 330 millions d’habitants aux Etats-Unis contre 500 millions en Europe
Depuis leur création, les géants américains de la tech basée sur le Web ont bénéficié des effets de réseau et d’un écosystème de startup plus mature, avec des investisseurs en capital-risque expérimentés et disposant de moyens financiers importants. Lorsque Facebook a été créé, de nombreuses approches similaires existaient en Europe, mais aucune de ces entreprises n’a pu passer à l’échelle comme le permettait l’homogénéité du marché américain. Les barrières linguistiques, en particulier, ont fragmenté le marché européen de 500 millions d’habitants en dizaines de sous-marchés.
Les barrières linguistiques sont désormais surmontées par des outils de traduction tels que DeepL. La technologie éliminera progressivement toutes les autres barrières, de sorte que l’Europe deviendra elle aussi un marché unique. Le dédouanement, par exemple, sera automatisé dans une dizaine d’années. Nous pouvons donc être optimistes quant à l’avenir du marché, même si de nombreuses startups doivent encore surmonter des obstacles importants, notamment sur des marchés très réglementés comme le secteur financier.
2. Etat d’esprit, savoir-faire et écosystème: penser et agir en grand
En Suisse et en Europe, nous sommes probablement les champions du monde de la mauvaise foi et nous réalisons nos propres prophéties en nous tirant une balle dans le pied. Ce dont nous avons besoin, c’est de plus de courage et de concentration: se focaliser sur les vrais grands objectifs et concentrer nos ressources. Cela vaut également pour le développement de l’écosystème des startups. Rien qu’en Suisse, nous avons d’innombrables initiatives de création d’entreprises, des concours de business plan et des conférences. Deux grandes conférences devraient suffire. On pourrait les diviser en fonction des phases de développement des startups.
Pour la phase la plus précoce, le «START Summit» s’est établi. Avec la «Slush», la Finlande montre l’exemple de l’impact de la concentration; le pays tout entier est fier de cet aimant mondial pour les startups, d’innombrables bénévoles et membres du gouvernement s’y impliquent personnellement.
Si nous n’avons pas encore de géants de la technologie en Europe, c’est aussi parce que les fondateurs et les investisseurs n’ont pas encore suivi suffisamment de cycles d’apprentissage. Trop souvent, des startups européennes très prometteuses ont été vendues à des géants de la tech chinois ou américains pour 30 à 300 millions de francs et ont été saluées comme de grandes réussites, au lieu d’oser prendre le chemin de l’autonomie par une introduction en bourse. Ce qui est encourageant, c’est que de plus en plus de fondateurs repartent à zéro au lieu de prendre des vacances permanentes. L’état d’esprit et l’ambition sont probablement les leviers décisifs pour la grande percée.
Pour les startups plus matures, appelées scale-ups, le défi reste que la Silicon Valley a deux décennies d’avance sur l’Europe. Pour le CEO d’une licorne européenne, c’est-à-dire d’une startup dont la valorisation boursière dépasse le milliard de dollars et qui fait passer son équipe de 100 à 1000 collaborateurs en deux ans dans le cadre d’une «hypercroissance», seule une poignée de mentors dans toute l’Europe, qui ont précisément vécu cela, entrent en ligne de compte. A San Francisco, il y en a plus d’une centaine juste au coin de la rue. Il en va de même pour les investisseurs et les conseils d’administration, qui ne savent souvent même pas comment développer une entreprise. Il faut donc aussi de la patience dans ce processus générationnel itératif. Tous les acteurs du marché devraient travailler collectivement à l’introduction en bourse des startups en tant qu’entreprises indépendantes, afin qu’elles puissent continuer à s’épanouir. Toutefois, le marché européen des capitaux est actuellement trop fragmenté, ce qui explique que les startups vraiment importantes soient cotées à New York.
Il est toutefois frappant de constater que de nombreux family offices de Suisses fortunés n’utilisent pas leur argent de manière très efficace dans l’écosystème des startup. Ils investissent directement dans les startups sans expérience particulière, mais souvent de manière inefficace et à des valorisations qui sont souvent beaucoup trop élevées ou trop basses. Ils pourraient mieux utiliser l’argent «économisé» en contournant les intermédiaires de manière philanthropique pour améliorer le pipeline d’innovation. Elles pourraient par exemple encourager la collaboration interdisciplinaire dans les meilleures universités.
3. Manque-t-on de capitaux pour les startups suisses?
Oui, on l’entend régulièrement. On dit que d’innombrables startups n’ont pas la possibilité de faire leurs preuves. Mais ce n’est pas si simple. Premièrement, si 100% de toutes les startups en quête de capital obtenaient un financement, la classe d’actifs du capital-risque (CR) aurait un rendement moyen très fortement négatif et serait donc à l’agonie.
Deuxièmement, l’écosystème du capital-risque s’est également développé de manière substantielle en Suisse au cours des trois dernières décennies. Il n’existe pratiquement aucun autre pays au monde où les startups qui ont réussi à lever un tour d’amorçage auprès d’investisseurs ont une probabilité de 35% de recevoir un prochain tour de financement, appelé «Series-A», de la part des VC. La moyenne européenne du taux de conversion des financements d’amorçage en financements de série A est d’environ 19 % dans les 36 mois suivant le tour d’amorçage.
Troisièmement, plus les startups sont matures, plus les tours de financement sont importants et plus il est intéressant, au regard des coûts de transaction qui restent plus ou moins constants, d’investir au-delà des continents. En effet, les coûts de transaction représentent notamment le temps de travail de l’investisseur. C’est précisément pour cette raison que de très nombreux investisseurs en capital-risque américains participent à des tours de financement de série B en Europe et par la suite. Ils aiment prendre l’avion régulièrement, car les valorisations ont tendance à être plus basses ici qu’aux Etats-Unis. Cela suggère que le système européen pourrait «supporter» davantage de capitaux.
Cependant, de plus en plus de signes indiquent que les rendements du capital-risque sont en baisse aux Etats-Unis. De plus en plus de capitaux sont investis dans des fonds de capital-risque de plus en plus importants. Par exemple, General Catalyst et Lightspeed Ventures ont récemment lancé de nouveaux fonds tous les deux ans. L’Europe se situe actuellement plutôt sur un cycle de quatre ans. Les volumes des fonds sont également plusieurs fois supérieurs à la moyenne européenne, avec respectivement 8 et 7 milliards de dollars.
L’un des défis européens est que nous avons encore trop peu de VCs qui investissent dans des modèles d’entreprise à très forte intensité de capital, car ils craignent (à juste titre) le risque de financement ultérieur. C’est un problème au regard de thèmes très prometteurs comme l’informatique quantique, où les universités européennes sont encore à la pointe mondiale, mais seront probablement distancées par la Chine et les Etats-Unis au moment de la commercialisation.
C’est la raison pour laquelle on demande régulièrement à l’Etat d’intervenir en tant qu’investisseur. Il a en principe deux possibilités.
A) L’Etat participe directement aux startups en tant que fonds souverain
Ce modèle prévoit que l’Etat crée un fonds de capital-risque qui investit directement dans les startups. Peut-être parce que l’Etat souhaite soutenir particulièrement certains secteurs.
Mais l’Etat est-il un meilleur investisseur dans les startups de l’informatique quantique, de la fusion nucléaire ou des biotechnologies? L’auteur n’a pas connaissance d’un seul modèle de ce type qui ait jamais fonctionné en Europe. Tous les exemples connus ont conduit à une «sélection adverse» au cours des deux dernières décennies, c’est-à-dire qu’ils ont financé des entreprises qui n’avaient pas reçu de capital de la part de sociétés de capital-risque privées et qui ont effectivement échoué par la suite dans leur grande majorité, de sorte que les programmes ont été globalement coûteux sur le plan financier. Parallèlement, il n’y a pas eu d’exception positive qui aurait justifié les programmes. On pourrait certes arguer que le fonds souverain n’investit que lorsqu’un investisseur privé passe en tête de file. Mais cette approche a également échoué de manière spectaculaire jusqu’à présent.
B) L’Etat participe indirectement aux startups en tant qu’investisseur de fonds
Contrairement aux fonds souverains qui participent directement aux startups, de nombreux Etats ont mis en place des «fonds de fonds» (FoF). Ces fonds investissent dans des fonds de capital-risque gérés par des professionnels.
Le Fonds européen d’investissement (FEI), qui a rapporté un rendement positif aux Etats investis pendant plus de deux décennies, peut désormais investir 3 milliards d’euros par an dans des startups grâce à cette approche FoF et mobiliser plusieurs fois ce montant en capitaux privés supplémentaires; en règle générale, il fournit bien moins de 49% du volume du fonds. Cette approche FoF a donc un effet catalyseur important pour mobiliser des capitaux privés, d’autant plus que l’on sait que le FEI a un processus d’examen très approfondi et qu’il négocie de bons contrats pour les investisseurs des fonds.
Les caisses de pension suisses commencent à investir systématiquement dans les fonds de capital-risque. En effet, les performances sont bonnes et le savoir-faire s’accroît également dans ce domaine. Les caisses de pension ont la liberté légale de le faire. Il n’est donc pas nécessaire de les forcer à investir dans des startup. Cette approche, qui a été tentée par le passé, rappelle le communisme.
Des fonds publics uniquement pour le pays?
En cas de développement d’un «Swiss Investment Fund», l’une des premières questions serait de savoir si ces fonds doivent ensuite être investis en Suisse. Si la réglementation est conçue comme pour le FEI, à savoir que les fonds publics provenant de l’UE doivent également être investis dans l’UE, alors cela fonctionne. L’alternative est que, dès qu’un tel fonds participe à un fonds de capital-risque, il doit investir un multiple des fonds publics dans des startups suisses. Ce modèle conduit probablement aussi à une sélection adverse, car peu de CR accepteraient cet argent. Comme on a pu l’observer en Catalogne par exemple, le plus grand mal est que les CR qui veulent lever des fonds à l’étranger sans succès s’installent ensuite là où ils sont financés par l’Etat.
Conclusion: nous ne manquons pas de ressources. Ce qui nous manque à nous, entrepreneurs, capital-risqueurs et family offices, ainsi qu’aux gestionnaires d’actifs et à l’Etat, c’est la volonté collective. Des individus vont changer cela en déplaçant petit à petit la barre du succès vers le haut, ce qui servira d’exemple aux autres fondateurs et d’incitation aux investisseurs. Et peut-être que cela ne se fera pas seulement de manière incrémentielle. Les politiciens et les électeurs doivent également faire une distinction plus claire entre les dépenses et les investissements. L’Etat doit économiser sur les premières. Investir, c’est aller vers l’avenir de manière réfléchie et courageuse.
Florian Schweitzer est associé fondateur de la société de capital-risque b2ventures.