Le Regard Libre N° 30 – Nicolas Jutzet
Cinquante nuances de frontaliers (1/3)
Grand objet de discussion au café du commerce, la question des frontaliers n’a pas fini de faire parler d’elle. Le canton de Neuchâtel est l’une des régions touchées par ce phénomène en Suisse. Une initiative lancée par l’UDC relance le débat. Qu’en est-il réellement?
Cette série d’articles souhaite s’intéresser aux flux de travailleurs qui, chaque jour ou presque, viennent de l’étranger pour travailler dans notre pays. Le premier épisode aborde la thématique en prenant l’exemple du canton de Neuchâtel. Par la suite, nous nous intéresserons à deux autres parties du pays qui sont plus clairement identifiées avec cette problématique: Genève et le Tessin. En traitant ce thème sous la forme d’un feuilleton, il sera possible de comparer les résultats des différentes régions et de parvenir à des conclusions approfondies et nuancées sur un sujet qui, trop souvent, donne lieu à des discussions caricaturales.
Par sa proximité géographique avec la France, le canton de Neuchâtel présente des incitatifs que d’autres régions de Suisse centrale ne connaissent pas. Toutefois, il s’agit désormais d’identifier si le recours à la main d’œuvre venue de France voisine entraîne une raréfaction de postes de travail pour les locaux, ou si les deux populations sont compatibles et profitent mutuellement du travail de l’autre.
Une initiative de l’UDC neuchâteloise
Dans un climat politique tendu, qui s’explique notamment par un taux de chômage et d’aide social record, l’UDC neuchâteloise a décidé de lancer une initiative pour la préférence indigène à l’embauche qui s’intitule «les nôtres avant les autres» (ndlr: l’initiative a été retirée le 27 juillet dernier, faute de signatures). Déposée le 9 février 2017, soit exactement trois ans après l’acceptation, contre l’avis de la «classe politique» de l’initiative contre l’immigration de masse, cette initiative est remplie de symboles. Elle sous-entend que «l’autre», déjà cloué au pilori durant la campagne en 2014, est celui qui se trouve à la base de nos problèmes et qu’il faut rapidement mettre un terme, ou du moins stabiliser, cet afflux pour pouvoir protéger «notre peuple» qui souffre.
Le «paradoxe neuchâtelois»
Le marché du travail neuchâtelois est responsable d’une part importante de ce que l’on nomme, avec une certaine fatalité, le «paradoxe neuchâtelois». Le canton aux finances exsangues crée des emplois, est dynamique, innovant, à la pointe du progrès, mais ne parvient pas à résoudre son problème de chômage endémique. Depuis la crise des subprimes, une claire décorélation est visible. Fini le temps où une simple reprise économique entraînait automatiquement un retour à l’emploi. Il est intriguant de savoir que le nombre d’emplois augmente, sans engendrer une baisse corrélée du nombre de demandeurs d’emploi.
Pour y voir plus clair, et de fait agir en connaissance de cause, le Département de l’économie et de l’action sociale du canton de Neuchâtel (sous l’égide de Nathanaël Karakash) et la Chambre neuchâteloise du commerce et de l’industrie (CNCI) commandent une analyse approfondie à l’Université de Neuchâtel et au Service des statistiques du Canton. Début 2016, les résultats tombent. Avant de les analyser, il nous faut présenter en quelques lignes la structure du tissu économique du canton de Neuchâtel. Certaines particularités peuvent donner un début d’explication.
Ces chiffres montrent que le secteur horloger occupe une place importante (18% de l’emploi du canton) et entraîne de facto une dépendance dangereuse tant elle peut provoquer des ravages importants, notamment par ruissellement sur les autres secteurs, si sa situation se dégrade (c’est d’ailleurs ce qui se passe actuellement). Ce chiffre est à analyser en prenant compte de la structure présente dans les autres cantons du pays. «Pour comparaison, le poids le plus important, en moyenne suisse, est de 6.5%. Seuls de rares cantons voient le poids d’une seule branche excéder les 12%.» Pour reprendre un vocable connu, l’horlogerie est «to big to fail» pour la région. Etant largement tournée vers l’étranger, l’industrie neuchâteloise nécessite des travailleurs hautement qualifiés.
Pas ou peu de phénomène de substitution
Le constat qui ressort de ces études est le suivant: «Toujours de manière globale, il apparaît que l’emploi frontalier a permis de pallier une incapacité réelle à répondre localement aux besoins de compétences, particulièrement dans des branches comptant peu de demandeurs d’emploi qualifiés. Si, à compétences égales, des phénomènes de substitution de main d’œuvre indigène par de la main d’œuvre frontalière ne peuvent être exclus dans certaines branches, notamment issues du secteur tertiaire, les études menées démontrent que ces phénomènes n’ont pas joué de rôle significatif dans la progression globale de l’emploi frontalier constaté au cours de ces dix dernières années».
En approfondissant l’analyse, il ressort que dans certaines branches du tertiaire, le «phénomène de substitution» ne peut être exclu. Contrairement à ce qui est souvent prétendu, l’appel aux frontaliers n’est ni systématique, ni fait au dépend clair de la population indigène. De plus, il faut tenir compte du fait qu’une large partie des frontaliers est active dans le secteur secondaire. Il se dégage également une tendance claire: l’inadéquation entre l’offre de travail et la main d’œuvre qui recherche un travail.
Certains secteurs du secondaire, faute de personnel qualifié disponible, doivent se servir de l’autre côté de la frontière. Dans le tertiaire, notamment l’hébergement, la restauration ou le commerce de détail, trop de demandeurs d’emploi sont recensés, souvent trop peu qualifiés. Il s’agit donc de mettre le focus sur les reconversions, ou parfois simplement de mise à niveau, tout en essayant de rediriger ces personnes vers les secteurs demandeurs, qui doivent à ce jour prospecter ailleurs. Une marge de manœuvre existe, mais elle nécessite du temps et de l’accompagnement.
«Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur de ce monde»
A la lumière de ces conclusions, il apparaît que la thématique des frontaliers et les polémiques liées (vol de travail, dumping salarial, etc.), relèvent plus de la fiction que de la réalité dans le canton de Neuchâtel. A la suite de la publication de ce rapport, le Conseil d’Etat a présenté un plan d’action, le «new-deal pour l’emploi», qui souhaite fluidifier les relations entre les (gros) employeurs du canton et les offices régionaux de placement. Soit permettre un meilleur retour à l’emploi pour la population locale. Il s’agira désormais d’observer les résultats, sur le long-terme, de ce partenariat. Il est éminemment regrettable que l’UDC, dans une démarche purement électoraliste, qui s’est par ailleurs soldée par un échec cinglant, attise les ressentiments en vendant une vérité simpliste aux personnes qui souffrent de leur situation. «Mal nommer, c’est ajouter au malheur de ce monde» (Albert Camus) Nous saurons fin août si le nombre de signatures a été atteint. Au vu de la décomposition du parti et de la gifle subie, cela semble compromis.
Pour conclure, d’un point de vue utilitariste, le vrai combat devrait s’axer sur la baisse des pendulaires issus d’autres cantons (nombre grosso modo égal à celui des frontaliers) et non pas sur le frontalier qui, contrairement au Vaudois par exemple, apporte une entrée financière directe au canton de Neuchâtel (la France rétrocède 4,5% de cette masse salariale aux cantons et aux communes). D’un point de vue plus réaliste, n’oublions pas que la contribution des ces travailleurs mobiles (pendulaires et frontaliers) à la création de valeur se monte à 21% et que le canton de Neuchâtel, encore plus que les autres, profite grandement de l’ouverture des frontières et des possibilités offertes par une société libre.
Ecrire à l’auteur: nicolas.jutzet@leregardlibre.com