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L’intégration dans l’Antiquité5 minutes de lecture

par Sébastien Oreiller
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Le Regard Libre N° 3 – Sébastien Oreiller

Il est à déplorer, à l’issue d’une enrichissante semaine Babel pourtant promue chantre du langage unificateur, que la notion même d’intégration ait été privée d’exégèse. Tant de conférences, d’étymologie si peu. « O tempora, o mores ! » Comment les Grecs et les Romains auraient-ils jugé notre manière d’appréhender la cohésion sociale ? Suspecte sans doute. Petite anamnèse : le mot intégration dérive directement du verbe latin integro, réparer, renouveler. Ici, rien à voir avec les candides concepts de pédagogues débonnaires : dès le départ, nous avons affaire à une sémantique médicale, presque chirurgicale. Pour les Anciens, il n’y a point d’intégration sans fracture.

Commençons par les Hellènes. Le Manuel des Etudes Grecques et Latines, de L. Laurand, véritable référence en la matière, nous indique de prime abord que « tous les habitants d’Athènes et de l’Attique ne sont pas citoyens ». Ne peuvent prétendre à cet honneur que « les descendants des anciennes familles attiques ou ceux qui ont obtenu le droit de cité d’Athènes ». Les autres sont les métèques, des hommes libres sans droits civiques, et bien sûr les indispensables esclaves ; quant aux femmes, elles n’avaient pas de rôle politique mais transmettaient la citoyenneté.

La démocratie telle que nous la concevons aujourd’hui aurait paru bien singulière à un Athénien du Ve siècle : la société d’alors était basée sur l’excellence, héritée du gouvernement aristocratique, et non pas sur ce que nous pourrions appeler le principe de la bouillie : la citoyenneté n’était pas un cadeau facilement digéré par tout le monde, et certainement pas un droit – en témoigne la pratique de l’exposition, partagée avec Rome, qui veut que tout chef de clan puisse refuser à un nouveau-né l’entrée dans la famille, en abandonnant le nourrisson.

Toute la vie athénienne n’était que compétition, compétition pour être le plus beau, pour être le plus fort, pour être le plus sage. Que serait devenue la Grèce, si les citoyens et les aristocrates, plutôt que de chercher à se dépasser entre eux, s’étaient considérés comme de simples métèques, ou pire, comme des esclaves chanceux ? La civilisation grecque se serait noyée dans les méandres de l’histoire. Cela ne signifie aucunement que les métèques ou les esclaves étaient à maltraiter. Au contraire, les hommes libres pouvaient s’enrichir par le commerce, et les esclaves faisaient partie de l’oikos, la maisonnée au sens large, et vivaient dans la familiarité avec leurs maîtres – sans pour autant se mélanger à eux.

Quand donc intervient la fameuse fracture ? A plusieurs reprises dans l’histoire grecque : la première fois lorsque les gouvernements aristocratiques, victimes de leur corruption, durent accepter l’émergence des petits propriétaires enrichis. La deuxième fois lorsque Socrate et Platon introduisirent ce que Nietzsche appelle des valeurs chrétiennes de Bien suprême, de vertu, tout à fait « contraires aux instincts des anciens Hellènes » et à leur « sain égoïsme ». Enfin, la dernière rupture eut lieu durant l’invasion romaine, qui se fit sans difficulté à une époque où la Grèce était depuis longtemps entrée en décadence.

Qu’en est-il de l’intégration chez les Romains ? Instaurée par Romulus, l’identité romaine ne prit réellement racine qu’au VIe siècle, avec le départ des rois étrusques et la fondation de la République. L’exercice du pouvoir est alors assuré par les patriciens, mais le peuple (les plébéiens), lassé d’être négligé, se retire sur le Mont Sacré en 494, forçant la création d’un tribun de la plèbe. Cela se passe à l’époque où la République n’englobe que la Ville ; en 394, Rome concède la citoyenneté au Latium. C’est le début de la grandeur de Rome, qui conquiert peu à peu toute l’Italie avant de vaincre définitivement Carthage durant la troisième guerre punique.

La plèbe et le patriciat, tous romains de souche, finissent par se confondre en une seule noblesse romaine. C’est alors que des homines novi comme Marius ou César prennent le devant de la politique. C’en est fini de la République : l’Empire, instauré par Auguste, sera détenu par de nombreux non-Romains (les Trajan par exemple, d’origine espagnole). Toutefois, l’Empire, qui croît de plus en plus, suit une politique d’intégration intéressante : les cités sont romanisées, la citoyenneté est recherchée comme un honneur, la Ville devient la capitale de la Terre ; l’Empire s’ouvre au monde tout en gardant son hégémonie, c’est la Pax Romana : Rome accepte sans rechigner les cultures étrangères, leurs coutumes et leurs religions tant que celles-ci ne viennent pas déranger la cohésion impériale.

C’est là que le bât blesse avec le christianisme : cette religion refuse de se soumettre au culte impérial, considéré comme la colonne vertébrale de l’Empire. Alors que de nombreuses sectes se répandent (culte de Mithra, culte d’Isis), le christianisme est de ce fait la seule religion à souffrir de percussions. De plus, comme l’encourage Saint-Augustin, le christianisme rejette le monde matériel, corrompu, pour le royaume des cieux. Pourquoi donc servir l’Etat si le bonheur vient dans l’autre vie ? Cette philosophie, religion des pauvres pour les pauvres, rencontre un grand succès auprès du peuple.

Peu à peu, l’Empire s’effrite ; l’édit de Caracalla en 212 octroie la citoyenneté à tous les hommes libres de l’Empire. L’ancienne Rome, qui considérait la politique comme sacrée, voit l’arrivée de parvenus, les sénateurs, qui, selon Voltaire, « regardaient le peuple comme une bête féroce qu’il fallait lâcher sur leurs voisins de peur qu’elle ne dévorât ses maîtres », est soumis à des empereurs incapables, et la langue latine, qui avait conservé la forme archaïque de pater familias, pilier de la société, se vulgarise.

Que nous apprennent ces deux exemples ? Qu’à vouloir trop donner on finit par tout perdre. Nietzsche, plus jeune professeur de philologie classique à l’Université de Bâle, l’affirmait déjà à la fin du XIXe siècle dans La Généalogie de la Morale : « Le peuple a vaincu, ou “les esclaves”, “la populace”, “le troupeau”, comme il vous plaira de l’appeler. […] “Les maîtres” sont défaits ; la morale de l’homme vulgaire a triomphé. » Peut-être est-il temps de reconsidérer nos idoles, non seulement notre cohésion sociale, mais la démocratie elle-même, qui est selon Churchill « le pire système de gouvernement, à l’exception de tous les autres qui ont pu être expérimentés dans l’histoire ». Une dernière citation de Nietzsche en guise de conclusion :

« L’idiosyncrasie démocratique hostile à tout ce qui domine et veut dominer, le misarchisme moderne (à chose détestable, mot détestable) s’est progressivement à ce point mué et déguisé en quelque chose de spirituel, superspirituel, au point qu’aujourd’hui il s’impose […] ; ce misarchisme me paraît même s’être rendu maître de toute la physiologie et de toute la théorie de la vie, à leur préjudice cela s’entend, en escamotant une de leurs notions fondamentales : celle d’activité réelle. Au lieu de quoi, sous la pression de cette même idiosyncrasie, on met en avant l’adaptation. »

Ecrire à l’auteur : sebastien.oreiller@netplus.ch

Crédit photo : © Kingofwallpapers.com

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