Vous êtes sur smartphone ?

Téléchargez l'application Le Regard Libre depuis le PlayStore ou l'AppStore et bénéficiez de notre application sur votre smartphone ou tablette.

Télécharger →
Non merci
Accueil » «Car», le rêve américain à pleines dents
Littérature

Mise en trope

«Car», le rêve américain à pleines dents6 minutes de lecture

par Quentin Perissinotto
0 commentaire

Que le critique littéraire dévore des tonnes de livres n’étonne personne. Toutefois, au sein de cette chronique, celui qui ingurgite l’objet de son travail ne sera pas lui, mais un modeste et intrépide employé d’une casse automobile.

A Jacksonville, la dynastie Mack dirige la plus grosse casse de Floride depuis des années. Dans ce Palais de la Ferraille, tout est affaire de famille: Easy, le père, pilote l’entreprise d’une main de fer, sa fille Junell conduit sa dépanneuse, la Grosse Mama, sur les accidents pour récupérer les carcasses qu’elle apporte ensuite à son frère, Mister, pour qu’il les broie non sans déplaisir avec la presse géante. Sous l’œil attentif de son frère jumeau, Herman, toujours un peu en retrait, plus rêveur que les autres mais tout aussi passionné par les automobiles (lire notre dossier sur les voitures).

Un beau jour, Herman Mack trouve enfin ce qu’il veut faire de sa vie: absorber tout entier cet amour des mécaniques, pour la gloire de sa famille. Alors, il n’a plus qu’une seule idée en tête, celle de manger une voiture. Mais pas n’importe laquelle, celle de ses rêves, la Ford Maverick 1971. Pièce après pièce, un bout de métal après l’autre, il avale ses phantasmes, et le mythe américain par la même occasion.

La perversion de l’American Dream

Voici pour le postulat de départ du premier roman d’Harry Crews publié en France (mais en réalité son cinquième aux Etats-Unis), qui met en scène des personnages aux idéaux en morceaux, à l’appétit déviant mais au pragmatisme à toute épreuve. C’est grotesque, c’est drôle, c’est tragique. Et c’est surtout terriblement lucide. Sous le capot se cache une critique acérée d’un pays qui préfère rouler que penser.

NEWSLETTER DU REGARD LIBRE

Recevez nos articles chaque dimanche.

Dans Car, Harry Crews démonte les States à la clé de 12: la voiture n’est pas un simple objet, elle est le totem de l’Amérique. Elle y incarne tout à la fois la liberté, la puissance, l’obsession consumériste – et l’illusion préfabriquée qui va avec.

Harry Crews, le chroniqueur des «freaks» les plus déjantés, braque ses phares sur le revers crasseux du mirage: une société qui promet tout à tout le monde, mais qui ne produit que des désirs aberrants et des existences plates. Et au sommet de ce monticule d’épaves et d’utopies trône Herman Mack, symbole des idoles perverses.

Le moteur tourne, mais l’âme cale

C’est la destinée d’un garçon banal dans monde déglingué, qui cherche à devenir une voiture. Pas posséder, pas conduire. Devenir. Etre tôle, moteur, châssis et chromes. Corps et capot confondus. Un entêtement pur, halluciné, mené comme un sacrifice, jusqu’à s’arracher les dents pour mieux ressembler à un pare-chocs.

Herman Mack ne veut pas s’affirmer, il veut se dissoudre dans l’objet de sa fascination, comme si la seule manière d’exister dans cette Amérique saturée de symboles était de devenir l’un d’eux.

Car est la satire carnassière d’un monde où l’individu est concassé par les icônes qu’on lui vend, où la liberté s’achète en leasing et l’identité n’est plus qu’une carrosserie brillante à exhiber. En poussant son personnage dans une logique absurde mais implacable, Crews démonte le moteur du rêve américain et montre ce qu’il reste quand on en vide le réservoir: un bruit creux, un peu de fumée et beaucoup de solitude.

Chaque mois, Quentin Perrissinotto s’attache à passer une œuvre littéraire au kaléidoscope, afin de récolter les images qu’elle projette et restituer leurs diffractions. Quitte à ce que les éclairs de génie s’avèrent des éclats de verre.


Un parallèle avec Crash

Hormis Herman Mack, un autre personnage démontre un appétit particulier et sordide pour les voitures: sa sœur Junell. L’appétit chez elle est plus concupiscent, puisque son désir sexuel ne s’éveille que sur les lieux d’accidents (plus précisément appelé la symphorophilie). Comme lorsque, après avoir assisté à la désincarcération d’une fillette bloquée dans une voiture, elle se laisse emmener sur la banquette arrière de sa camionnette pour se faire allégrement peloter les seins par son amant policier, Joe. Un passage d’un goût douteux, mais qui incarne parfaitement l’univers poisseux et transgressif d’Harry Crews, où le choc, la blessure, le métal froissé deviennent autant de déclencheurs d’instincts inavouables.

Cette scène n’est pas sans rappeler le film de David Cronenberg, Crash, sorti il y a plus de vingt ans mais restauré en 4K il y a peu, dans lequel un couple retrouve son épanouissement sexuel au travers d’accidents de voiture.

Or tandis que Car pousse la logique consumériste jusqu’à la folie grotesque, Crash l’emmène sur le terrain du pulsionnel brut et de l’érotisme morbide. Tous les deux mettent néanmoins en pièces l’American way of life et sa bienséance moralisatrice.


Quentin Perissinotto est critique littéraire au Regard Libre. Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com

Vous venez de lire une critique en libre accès, tirée de notre dossier «La bagnole sous la loupe» et publiée dans notre édition papier (Le Regard Libre N°119). Débats, analyses, actualités culturelles: abonnez-vous à notre média de réflexion pour nous soutenir et avoir accès à tous nos contenus.

Harry Crews
Car
Folio Gallimard
Mai 2019
208 pages

David Cronenberg
Crash
Avec James Spader, Holly Hunter et Rosanna Arquette
Juillet 1996

100 minutes

Vous aimerez aussi

Laisser un commentaire

Contact

Le Regard Libre
Case postale
2002 Neuchâtel 2

© 2025 – Tous droits réservés. Site internet développé par Novadev Sàrl