Les deux œuvres majeures de Karl Kraus attendirent 2005 pour être traduites en français. Il est vrai qu’un certain nombre d’universitaires s’étaient fait fort de le cantonner dans le cercle restreint des colloques, ne se privant au demeurant pas de lui reprocher, encore et toujours, son prétendu antisémitisme et sa défense de Dollfuss, histoire de le rendre infréquentable, donc illisible.
Dès 1914, Karl Kraus se mobilise contre la guerre qui se profile. Il écrira plus tard, en 1924: «De ce moment, de ce jour où dans le Tyrol du Sud, j’ai entendu les camionneurs hurler avec l’enthousiasme que le boucher inspire au bétail envoyé à l’abattoir, le cœur glacé face à la cause qui provoquait tant de liesse et qui était une mauvaise cause, quand bien même elle aurait été juste, brûlant de compassion pour une humanité qui courait avec allégresse à sa perte déshonorante, à son épuisement, à son exécution, à sa mutilation, et pressentant que cette jubilation se tairait dès que serait franchi le premier pas vers la triste vérité de la prétendue gloire – de ce moment j’ai toujours rempli, dans mes écrits et dans mes paroles, les obligations que me créait le sentiment qui me liait désormais à cette patrie: le dégoût.»
Durant cette période, en 1914, Die Fackel paraît peu et est régulièrement saisie. Kraus de son côté, demande que la presse soit censurée, car sa nocivité est encore augmentée en ces temps de guerre : «La presse est-elle un messager? Non, elle est l’événement! Un discours? Non, la vie ! Elle ne se contente pas de prétendre que ses dépêches constituent les véritables événements, mais elle provoque aussi cet inquiétant amalgame qui fait croire que les actes sont toujours rapportés avant même qu’ils se produisent, qu’elle les rend possibles aussi […].»
Pendant ces années de guerre, Kraus va rédiger Les derniers jours de l’humanité, une tragédie apocalyptique unique. Il précisera, dans l’édition de 1922, que «la première ébauche de la plupart des scènes a été écrite au cours des étés 1915 et 1917, le prologue en juillet 1915, l’épilogue en juillet 1917. De nombreux ajouts et modifications ont été effectués en 1919, année où les actes ont été publiés [en cahier spécial dans Die Fackel, où l’épilogue était paru en novembre 1918]. Cette édition provisoire a été entièrement remaniée et enrichie en 1920, et l’ensemble de l’œuvre a été imprimé en 1921.»
En frontispice de l’édition originale, une photo de l’exécution de Cesare Battisti, député social-démocrate au Parlement autrichien qui s’engagea dans l’armée italienne à la déclaration de guerre, fut fait prisonnier par les Autrichiens et pendu pour haute trahison. Constitué de 209 scènes réparties en 5 actes, avec un prologue en 10 scènes et un épilogue en vers, le tout représentant environ 800 pages imprimées, «[…] ce drame, dont la représentation, mesurée en temps terrestre, s’étendrait sur une dizaine de soirées, est conçu pour un théâtre martien. Les spectateurs de ce monde-ci n’y résisteraient pas. Car il est fait du sang de leur sang […]», comme l’écrit Kraus dans sa présentation. Bourrage de crâne, désolation, horreur, cette œuvre hallucinée est sans doute l’un des plus grands textes contre la guerre jamais écrits. Si l’on n’en veut qu’un aperçu, les Editions Agone en ont publié un court extrait, Monologues du Râleur et de l’Optimiste, qui reprend une partie des dialogues entre le Râleur (Kraus lui-même) et l’Optimiste (un bourgeois viennois «moyen»). Comme dans Troisième nuit de Walpurgis, tout Kraus est dans cette tragédie: attaques ad hominem de ses ennemis, documentation et informations reprises telles quelles, citations qui se suffisent à elles-mêmes – la «citation qui tue» est une marque de fabrique de Kraus.
Le 30 janvier 1933, Hitler est nommé chancelier par le président Hindenburg. Entre fin décembre 1932 et octobre 1933, Die Fackel ne paraît pas. Cette suspension de la revue, de la même façon qu’au moment du déclenchement de la Première Guerre mondiale, montre le désarroi de Kraus. Entre mai et septembre 1933, Kraus rédige Troisième nuit de Walpurgis. Le titre mérite une explication : c’est une référence claire à Goethe, Kraus présentant son texte comme une suite à «Nuit de Walpurgis» de Faust et à la «Nuit de Walpurgis classique» de Faust II. Goethe et Shakespeare sont présents du début à la fin de cette œuvre incroyable, dont on se demande comment elle a pu être écrite non pas après la Seconde Guerre mondiale, mais dix ans avant. La nature criminelle du régime y est disséquée avec précision. A la lancinante question de savoir si l’on pouvait comprendre ce qui allait se passer dès 1933, et en particulier l’extermination des Juifs d’Europe, la lecture de Troisième nuit apporte sans ambiguïté une réponse positive. «Kraus n’a puisé qu’à deux sources. La maladie et son antidote. La presse, dont il a «conservé des centaines de milliers de documents sur [la] responsabilité directe ou indirecte» et où il est «allé chercher toutes les preuves contre une existence qu’elle a corrompue». Et la littérature, essentiellement Goethe et Shakespeare, qui d’après Kraus, [écrit Bouveresse], «avait déjà eu la prescience de tout ce qui est en train de nous arriver»».
Mi-septembre 1933, Troisième nuit de Walpurgis est prêt à être imprimé, les dernières épreuves ont été corrigées, mais finalement Karl Kraus renonce à le publier. Par crainte des représailles contre lui, mais aussi contre ses abonnés et toute personne qui se trouverait en possession du texte. Le numéro n° 888 de Die Fackel qui paraît en octobre 1933 est la livraison la plus courte de l’histoire de la revue : outre un hommage à son ami Adolf Loos, décédé en août, le numéro contient un seul et unique abscons poème de Karl Kraus de dix lignes : « Qu’on ne demande pas ce que durant tout ce temps j’ai fait. / Je reste sans voix ; / Et ne dis pas pourquoi. / Il y a du silence, alors que la terre éclatait. / Aucune parole qui faisait mouche ; / On ne parle que depuis le sommeil. / Et l’on rêve d’un soleil qui riait. / Les choses passent ; / Ensuite c’était indifférent. / La parole s’endormait lorsque ce monde s’éveillait. » Au lieu du Kraus satiriste que tout le monde attendait, attaquant Hitler et le nazisme, ce poème va semer le trouble et l’incompréhension, en particulier parmi ses adeptes.
Comme nous l’avons vu dans le premier épisode, en 1934 Karl Kraus prit le parti du chancelier Dollfuss, seul rempart selon lui contre le pangermanisme et l’annexion de l’Autriche. Le trouble s’accroît: on commence à soupçonner Kraus de sympathie pour les nazis, lui qui soutient le régime austrofasciste de Dollfuss. En juillet 1934, le numéro 889 de Die Fackel rassemble sur seize pages les articles de la presse internationale et des exilés sociaux-démocrates et communistes allemands lui reprochant son silence exprimé dans le numéro précédent. En novembre 1933, la revue Neue Deustche Blätter a par exemple publié un poème de dix lignes sur le modèle de celui de Kraus, qui se termine ainsi: «Die Fackel est morte et le soleil de Hitler a ri. / Karl Kraus? C’est fini! / Et il nous est bien égal, / Qu’il se soit endormi quand la barbarie s’est éveillée.»
Dernier acte du malentendu une semaine plus tard, avec la parution du numéro 890-905 de Die Fackel de quelque 310 pages, intitulé «Pourquoi Die Fackel ne paraît pas», qui contient quelques extraits de Troisième nuit, à commencer par la première phrase: «Mir fällt zu Hilter nichts ein», qui peut se traduire par «A moi, Hitler ne m’inspire rien». Ce que veut dire Kraus, ce n’est pas qu’il n’a rien contre Hitler, contrairement à ce que beaucoup ont voulu comprendre, mais que le satiriste ne peut rien contre la barbarie à venir. Et le «Mir» («moi») est une distanciation claire envers les exilés, qui ont désormais adopté le «uns» («nous») de «solidarité» des opposants au nazisme. Même pour ses ardents défenseurs, parmi lesquels Walter Benjamin et Bertolt Brecht, Kraus devient incompréhensible et indéfendable.
Par chance, les archives de Kraus, ainsi que les épreuves corrigées de Troisième nuit de Walpurgis – dont il continua à peaufiner le texte jusqu’à sa mort, et qui parut pour la première fois en allemand en 1952 – purent être sorties d’Autriche en 1938 et mises à l’abri aux Etats-Unis par son exécuteur testamentaire, l’avocat Oskar Samek, et en Suisse par sa secrétaire et responsable des archives de Die Fackel, Helene Kann. Elles ont depuis rejoint la Bibliothèque de la ville de Vienne et ont font l’objet d’une numérisation (accessible en ligne) et d’études.
Prophétique, apocalyptique, visionnaire, intransigeant, usant d’une langue si parfaite et truffée de mots d’esprit, allusions et références qui rendent plusieurs lectures nécessaires pour comprendre le texte – sans parler de la difficulté de le traduire ! –, Kraus, avec ces deux chefs-d’œuvre, est indéniablement l’un des plus grands écrivains de langue allemande de la première moitié du XXe siècle.
Pascal Vandenberghe est un lecteur assidu, accessoirement libraire.
Vous pouvez lire l’épisode précédent.