Chaque mois, notre critique littéraire s’attache à passer une œuvre au kaléidoscope, afin de récolter les images qu’elle projette et restituer leurs diffractions. Quitte à ce que les éclairs de génie s’avèrent des éclats de verre.
Phénomène à sa parution en Corée, longtemps dans la sélection de l’International Booker Prize en 2022 et du Prix Médicis étranger en 2024, S’aimer dans la grande ville raconte les tribulations sentimentales d’un étudiant à Séoul. Le livre s’ouvre sur une amitié, mais on comprend très vite que dans la vie du narrateur, tout sera mêlé et ambigu, oscillant entre l’affection et l’amour, l’atonie et la mélancolie. Il sera rarement question de coups d’éclat ou de bonheur, plutôt de relations enveloppées d’accointances et de résiliation. D’émois au goût de thé trop peu infusé, de passions trop âpres, de solitudes trop délayées.
Lire S’aimer dans la grande ville, c’est se positionner de nuit à un carrefour et observer les idylles zébrer les rues comme autant de lumières criardes d’enseignes et des phares de voitures; c’est prêter l’œil aux silhouettes, aux mouvements du cœur, les voir poindre au loin et finalement s’évaporer, diffus, dans le halo d’une supérette.
Si l’intrigue de ce roman est linéaire, son propos, lui, est circulaire. A la rencontre initiale succède le quotidien, puis les silences et la séparation. Young, le narrateur, enchaîne les flirts avec des hommes de toutes conditions, ne parvenant pas à construire de vie commune stable. Un inlassable aller-retour qu’aucune fuite ne peut mystifier.
Il y a au sein de ces pages la collision des sentiments et l’effacement des âmes sœurs. Le romancier coréen nous parle d’amour et de tendresse, sans scène à l’eau de rose, mais sans se refuser non plus le droit à l’idéalisme. Le romantisme est à chercher dans la pudeur, les réticences; dans les combats intérieurs et les désaveux dissimulés.
Sang Young Park nous brosse le portrait d’un homme aux prises avec lui-même, bataillant contre son homosexualité autant que l’idée de couple, montrant les difficultés de la jeunesse coréenne à trouver sa place, enserrée par le carcan des traditions. La prose de l’auteur agit comme une électrolyse: deux êtres sont versés dans un même milieu, ils se rapprochent, puis une décharge les divise. Sous l’œil camouflé du lecteur, distant mais concerné.
Le livre s’apparente ainsi davantage à un assemblage de chroniques relationnelles, à un journal intime narratif, d’où l’on entrevoit des tranches de vie, des fêlures et surtout beaucoup de questionnements. Qu’est-ce que l’amour? De quoi se constitue une relation? Et autant d’interrogations sur la pression sociale du couple, les attentes communes, la fin des sentiments…
Avec un humour à demi-mot, Sang Young Park tente de faire tenir dans un peu plus de 200 pages toutes les façons d’aimer; l’amour désintéressé, celui qui dure, la passion érotique, l’amitié profonde, l’amour frivole, l’amour familier et surtout l’essence de tous: l’amour propre.
Sous des airs de Sally Rooney à Séoul, S’aimer dans la grande ville est une course après soi-même et non après l’amour. Avec un absent de taille: le grand amour. Car le grand amour est un matcha: séduisant au premier abord, puis rapidement vaseux, il laisse surtout rapidement des relents de cimetière en bouche.
Quentin Perissinotto est rédacteur au Regard Libre.
Vous venez de lire une chronique en libre accès, tirée de notre édition papier (Le Regard Libre N°115). Débats, analyses, actualités culturelles: abonnez-vous à notre média de réflexion pour nous soutenir et avoir accès à tous nos contenus!

Sang Young Park
S’aimer dans la grande ville
La Croisée
Août 2024
272 pages