Chaque mois, notre critique littéraire s’attache à passer une œuvre au kaléidoscope, afin de récolter les images qu’elle projette et de restituer leurs diffractions. Quitte à ce que les éclairs de génie s’avèrent des éclats de verre.
Ça y est, nous sommes enfin entrés de plein fouet dans l’automne, avec sa lumière blafarde, ses soirées qui se rallongent (contrairement aux mandats des Premiers ministres français) et la pluie qui tambourine aux volets battus par le vent. Et avec lui, l’envie de rester au coin du feu, emmitouflé dans les odeurs de cannelle. Et pour cela, deux compagnons de choix qui revigorent: Le Livre des portes de Gareth Brown et La Librairie des chats noirs de Piergiorgio Pulixi.
Fermer sa porte pour voyager
Afin de passer une excellente soirée automnale bien au chaud chez soi, il faut réunir plusieurs ingrédients. Tout d’abord, du mystère. Puis, une once de crime. Et finalement, du voyage. Le Livre des portes contient tout cela.
Ce roman raconte l’histoire de Cassie, une jeune femme effacée qui travaille dans une petite librairie new-yorkaise et qui mène une vie plutôt tranquille, jusqu’au soir où l’un de ses clients préférés, un charmant vieux monsieur, est pris d’un malaise et meurt sous ses yeux. Non sans lui avoir laissé un curieux ouvrage en cuir, sans auteur, sans date, simplement avec un titre gravé à l’or fin. Elle ne comprend pas pourquoi on lui en a fait cadeau; mais ce qu’elle comprend encore moins, c’est comment ce livre l’a transportée en une fraction de seconde à Venise. Car cet opuscule a un pouvoir aussi naturel que diabolique: il ouvre littéralement des portes. Des portes vers d’autres villes, d’autres vies, et bientôt d’autres époques.
Très vite, Cassie se retrouve embarquée dans une chasse ésotérique avec aux trousses des collectionneurs obsessionnels et un ordre clandestin de lecteurs voyageurs, où chaque page tournée est une marche dans l’inconnu.
Avec ce premier roman, Gareth Brown a réussi à construire une atmosphère d’après-midi de novembre, baignée de secrets feutrés, de créatures malfaisantes qui rôdent, de brouillard glacial qui s’infiltre dans les ruelles et de branches dénudées qui griffent la lumière de maisons semblant inoccupées.
C’est une lecture immédiatement plaisante, immersive, qui glisse ses énigmes comme un vent froid remue les feuilles mortes sous les pieds. Sans révolutionner le genre, Le Livre des portes est une évasion pleine de charme, qui se s’apprécie avec gourmandise. Alors oui, ce n’est pas un chef‑d’œuvre littéraire, mais ressortir content d’une lecture est déjà un immense mérite.
Lecteurs du mardi, enquêteur du dimanche
Mais il y a autre chose qui accompagne à merveille l’automne: ses doux relents misanthropiques et le bonheur de rester reclus, avec l’envie de ne voir personne. Et pour cela, l’on peut compter sur un acolyte de choix en la personne de Marzio Montecristo, protagoniste du roman La Librairie des chats noirs. Patron de l’enseigne éponyme, c’est un fervent amateur de promotions exceptionnelle: une insulte proférée, une offerte! Ancien professeur reconverti en spécialiste de polars, il exècre particulièrement un type de personnes: celles qui passent le seuil de sa librairie. Et quand Marzio ne met pas les clients dehors, il tient un club de lecture aussi pointu que barré, «les enquêteurs du mardi». Alors qu’une série de meurtres atroces secoue la ville et que la police piétine, c’est ce petit cercle de lecteurs qui va tenter, textes à l’appui, de détricoter l’affaire.
Piergiorgio Pulixi réussit à nous glisser dans les mains un polar truculent, léger sans être frivole, qui se joue avec malice des clichés du genre pour mieux rendre hommage à la littérature policière. La Librairie des chats noirs est une satire de cosy mystery, où la bienveillance est remplacée par le sarcasme et où les railleries fusent tout autant que les balles. On n’est plus dans le feel good de meurtre champêtre, mais dans son double transgressif à souhait. Et si l’on plaît à ce point à suivre l’intrigue un brin cousue de fil blanc, c’est surtout pour rester en compagnie de ces personnages aussi désabusés qu’attachants. La librairie des chats noirs est une lecture qui rend tout sauf morose et bougon.
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Sans trop avoir en commun, ces deux livres nous permettent de garder à l’esprit que l’essentiel réside parfois simplement dans l’envie de se poser le soir avec un bouquin qui nous embarque, de se laisser porter son intrigue en oubliant le tumulte et l’aigreur du quotidien. Avec tapie dans l’ombre, la pensée que les livres ne sont jamais totalement inoffensifs.
Quentin Perissinotto est critique littéraire au Regard Libre.
Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com
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Gareth Brown
Le Livre des portes
Sonatine
Avril 2025
585 pages

Piergiorgio Pulixi
La Librairie des chats noirs
Gallmeister
Octobre 2025
256 pages