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Pasolini en Dédale: «Pétrole», un roman labyrinthique7 minutes de lecture

par Aude Robert-Tissot
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petrole

Tenu pour le plus grand cinéaste de sa génération, Pasolini était aussi un poète et militant de gauche. Selon les spécialistes, son livre posthume, Pétrole, serait l’un des meilleurs romans du XXe siècle. Alors, ce roman, bouquin de niche ou chef-d’œuvre?

Rome, mai 1960. Carlo, un catholique, issu d’une famille de la haute bourgeoisie et cadre dans l’industrie pétrolière, emménage dans un nouvel appartement, situé dans la banlieue chic de la capitale italienne. Un jour, sur son petit balcon, alors qu’il contemple la vue en ruminant ses échecs successifs et son angoisse existentielle, il s’évanouit. Dès lors, il sombre dans un second sommeil, un état de névrose, où tombent du ciel deux êtres se disputant son corps. L’ange s’appelle Polis et le démon Thétis. Le premier gardera le corps de Carlo, alors que le second démon s’emparera du mal intérieur. Pour ce faire, Thétis sort un couteau de sa poche et retire un fœtus du corps de son maître Carlo, le soulève vers le ciel et le regarde ensuite grandir. C’est la naissance d’un nouvel homme, nommé Carlo 2.

Voilà comment les deux Carlo se rencontrent, pendant que l’ange et le démon partent boire l’apéritif sous le soleil, bras dessus bras dessous. Métaphores du bien et du mal, les deux divinités se retrouvent régulièrement dans le roman comme de vieux amis qui discutent de tout et de rien. En revanche, Carlo 1 (l’enveloppe extérieure de Carlo) et Carlo 2 (son poids intérieur) n’ont rien en commun, si ce n’est leur médiocrité, de petit-bourgeois pour le premier et d’obsédé sexuel pour le second. Un névrosé qui vivra de tumultueuses aventures, avec de jeunes filles, des hommes, en fin de compte avec tous ceux qui croiseront son chemin.

Nul besoin de connaître la sulfureuse réputation de l’auteur pour rapidement comprendre qu’il sera question de scènes obscènes, d’histoires au parfum de scandale. Car Pier Paolo Pasolini est avant tout un provocateur, comme il le disait lui-même lors de sa dernière interview, réalisée le 30 octobre 1975:

«Scandaliser est un droit. Etre scandalisé, un plaisir. Quiconque refuse le plaisir d’être scandalisé est un blême moraliste

Un roman labyrinthique

Pétrole est à la littérature ce que Salo, les 120 journées de Sodome est au cinéma. Un chef-d’œuvre pour les érudits; un affront pour le commun des mortels. Rappelons que le film, inspiré du livre du Marquis de Sade, est d’une violence sexuelle extrême, empli de scatophilie, de torture… En somme, du pire dont l’être humain est capable. Pétrole est un livre heureusement bien moins violent, même s’il reste tout de même plein d’obscénités.

Pier Paolo Pasolini souhaitait écrire un roman inachevé (de plus de 2’000 pages), ce sera le cas non pas grâce à sa volonté, mais par son assassinat soudain. Rééditée dans une version plus complète que lors de première publication, qui a eu lieu dix-sept ans après la mort de l’auteur en 1992, cette nouvelle version intègre toutes sortes de notes et de calligraphies dans le texte, ce qui en fait un ouvrage davantage destiné aux spécialistes qu’aux amateurs. Le fait que ce roman éclaté se compose de différents feuillets tapuscrits rend la lecture véritablement fastidieuse. Le lecteur jongle entre des bribes du roman, des notes de voyage, des commentaires de l’auteur, de la mythologie ou encore des passages sans liens évidents les uns avec les autres.

Une mort mystérieuse

Appel aux amoureux de polars, Pétrole peut également être lu sous un angle politique. Pour l’engagement connu et revendiqué de Pasolini qui se manifeste dans cet ouvrage, tout d’abord, mais également pour l’une des causes possibles de son mystérieux assassinat. Souvenons-nous des conditions de sa mort: l’homme a été tué sur une plage, par la mafia peut-être. Le cinéaste dérangeait par son œuvre, mais surtout par son engagement politique et sa loyauté sans faille. Il voulait en effet dénoncer dans son récit des crimes de mafieux liés à l’industrie pétrolière, d’où le titre de ce roman.

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Le fait qu’on n’ait jamais élucidé toutes les circonstances relatives à la mort de Pasolini rend son manuscrit d’autant plus intéressant. En effet, la version originale comporte une multitude de pages blanches. Etaient-elles encore à écrire? Ou peut-être les pages initiales ont-elles été volées, par peur de divulgations de certains noms? Selon Hervé Joubert-Laurencin, expert de l’artiste italien, il pourrait aussi être question d’une volonté de l’auteur de faire apparaître la construction d’un roman inachevé sous les yeux du lecteur. Le problème, et c’est un problème majeur pour l’explication de l’œuvre, c’est qu’on l’assassiné. Nul ne connaît le bon dénouement, celui qu’il aurait délibérément souhaité.

Rendez-vous manqué

A la sortie de la lecture de Pétrole, si l’on parvient à l’achever, il est fort probable que l’on n’ait pas tout compris. Pourtant, on peut avoir le sentiment qu’il s’y passe quelque chose de profond. L’auteure de ses lignes doute néanmoins qu’une vraie rencontre avec Pasolini puisse se faire uniquement par le biais de cet écrit. C’est seulement pris dans un ensemble, l’œuvre avec ses films, ses poèmes, que Pétrole gagne à être lu, car son auteur gagne toujours à être mieux connu.

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Malgré tout, à moins d’être une spécialiste de l’univers pasolinien et d’y voir la quintessence de cette pensée, Pétrole reste trop difficile d’accès pour prétendre rivaliser avec les chefs-d’œuvre de la littérature du XXe siècle.

«C’est là qu’il s’aperçut (Carlo), agréablement surpris et très amusé, qu’en faisant tout cela il était très excité. Il voulut absolument que sa grand-mère observât le phénomène de ses propres yeux, si elle refusait d’y croire. Il se découvrit à son tour, en déboutonnant son pantalon avec un rire encore plus fort et joyeux, il lui prit une main et lui fit saisir en le serrant son membre qui bandait fièrement comme celui d’un bébé. La main faible et osseuse de la grand-mère, quoique sans hésitation, allant et venant, ne fut pas en mesure de lui faire atteindre l’orgasme, alors il la détacha de lui, la lui fit poser sur la cuisse, et se finit rapidement tout seul, éjaculant sur elle, tachant sa belle robe blanche de vieille.»

Ecrire à l’auteure: aude.robert-tissot@leregardlibre.com

Légende photo: Jérôme Bosch, Le Jugement dernier, après 1482 (zoom)

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Pier Paolo Pasolini 
Pétrole
Traduction de René de Ceccatty
Editions Gallimard 
Collection L’Imaginaire 
2022 [1992]
900 pages  

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