Les bouquins du mardi – Diana-Alice Ramsauer
Il faudra deux femmes à Fazıl pour trouver son chemin vers la liberté. L’une d’elles a donné son nom au livre Madame Hayat. L’autre reste plus discrète, mais se révèle aussi plus engagée. Deux femmes pour raconter l’évolution et la prise de conscience de Fazıl dans une Turquie qui se ferme petit à petit sur elle-même. Accusé d’avoir participé au coup d’Etat échoué de 2016, l’auteur, Ahmet Altan, a écrit ce livre en prison. Ce qui donne au récit une saveur encore plus politique.
Les allusions à la situation socio-économique turque commencent très tôt dans le livre. Au deuxième paragraphe déjà: la vie du (Stambouliote?) Fazıl, un jeune étudiant en littérature, change du tout au tout lorsque sa famille se voit ruinée, car «un grand pays [a] décrété l’arrêt de l’importation de tomates». L’écrivain et journaliste Ahmet Altan ne nous le dit pas, mais, au-delà de la fiction, ce «grand pays», c’est la Russie qui, en 2015 a posé un embargo sur les fruits et légumes de Turquie. Des sanctions imposées dans le cadre de la guerre en Syrie. On comprend donc rapidement que le livre nous raconte une certaine réalité, bien ancrée dans l’actualité.
«On n’apprend pas grand-chose sur l’existence dans les familles heureuses, je le sais à présent, c’est le malheur qui nous enseigne la vie.»
Fazıl devient alors pauvre. Il quitte son petit appartement et prend une chambre dans une sorte d’auberge où se retrouvent toute une partie des marginaux de la société: un «poète», qui se révèle être plutôt un journaliste, un père élevant seul sa fille, quelques potentiels mafieux ou encore un transsexuel. Pour gagner de l’argent, le jeune lettreux se met à faire de la figuration dans une émission de télé où de jeunes femmes chantent devant un public rémunéré pour taper des mains, donner de la voix et se dandiner en rythme. C’est là qu’il rencontre les deux femmes qui vont le pousser à voir le monde tel qu’il est, sans filtre de naïveté.
Prendre goût à la vie
La première n’est autre que celle qui a donné son nom au livre: Madame Hayat. Une femme qui pourrait être sa mère, des cheveux blond-roux, un visage espiègle, un corps en rondeur, moulé presque toujours dans une robe couleur miel au décolleté plongeant. Une figure jamais présentée comme vulgaire. Madame Hayat est généreuse et surtout, vivante, pétillante. Hayat c’est d’ailleurs tout simplement le mot turc pour dire vie.
L’autre, Sıla, a l’âge de Fazıl, le visage noble, «ciselé avec soin dans le marbre le plus lisse par un sculpteur génial, un nez droit et fin aux ailes douces et rondes […] Tout son visage semblait vous regarder de haut, vous juger, vous rendre insignifiant». La jeune femme est une étudiante en littérature qui a tout perdu lorsque l’entreprise que son père dirigeait est saisie par les autorités, car l’un de ses actionnaires minoritaires est arrêté pour «préparation d’un complot contre le gouvernement». Des destins similaires qui rapprochent les deux personnages. «Je nous imaginais comme deux bébés tortues à qui on avait arraché leur carapace, deux bébés tortues qui se serrent l’un contre l’autre pour se donner un peu de chaleur.»
Prendre goût à la liberté
Au-delà de la double histoire d’amour, ces rencontres permettent à Fazıl de sortir de son insouciance, son arrogance de fils de riche. Tout d’abord, Madame Hayat, lui apprend à aimer la vie. «[Elle] était libre. Sans compromis ni révolte, libre seulement par désintérêt, par quiétude, et à chacun de nos frôlements, sa liberté devenait la mienne. Bientôt ma vie n’aurait plus de goût hors de cette liberté j’étais dépendant de ses délices». Cette rencontre ouvre les sens de Fazıl: il a soudain une folle envie de vivre de manière active, ne pas être un spectateur de ce qui l’entoure.
Car au contraire de ce Fazıl, toujours plus libre et vivant, la Turquie, elle, glisse, presque dans l’indifférence, dans une dictature. Elle s’étouffe sur elle-même. Les terrasses se vident de page en page. Le quartier des libraires voit les rideaux de ses échoppes se fermer. Des groupes d’hommes attendent les fêtards au coin des rues avec des bâtons pour leur faire la leçon. Et les arrestations se multiplient.
C’est Sıla qui l’aide à faire le prochain pas sur le chemin de son évolution. Passionnée de critique littéraire, elle se lance avec joie dans le débat, la contradiction, le conflit, poussant Fazıl à se positionner et donc, indirectement à prendre conscience de la situation politique. Pour la jeune femme, c’est clair, il est impossible d’avoir un futur dans ce pays.
Prendre goût à la révolte
Fazıl se met alors à changer: il ressent. D’abord la peur, mais aussi la colère. Alors que certains camarades se font arrêter pour avoir posté des textes critiques sur Facebook; alors qu’il voit un ami se suicider pour échapper aux autorités, il se met alors à corriger et ré-écrire des textes pour une revue. C’est là qu’il se confronte à tout l’horreur de ce qui l’entoure. Les images ne le lâchent plus.
«Je songeais à la confiance que j’éprouvais autrefois, aux émotions qu’alors nourrissait, émotions clairsemées, discrètes, inoffensives, comme de petites fleurs des champs, et à présent desséchées, piétinées, égarées au milieu d’émotions neuves qui, elles me lacéraient l’âme et y laissaient de profonds sillons, et c’était avec étonnement, avec admiration même, à vrai dire avec incrédulité, que je me souvenais de mes sentiments passés »
C’est une lapalissade… mais sachant le parcours journalistique de l’auteur, ce livre est une claire critique du régime d’Erdogan. Enfermé dans une prison d’Istanbul entre 2016 et 2021, Ahmet Altan est connu pour son opposition face au pouvoir. Le livre n’est d’ailleurs pas disponible en Turquie. Pourtant, si cette critique insiste sur les allusions politiques du récit, il n’en reste pas moins que l’ouvrage traite de cette question de manière sous-jacente: toujours présente, mais d’avantage comme un décor. Le quotidien des Turcs n’est pas chamboulé à tous les instants par les agissements du Gouvernement. L’auteur Ahmet Altan semble même vouloir montrer que l’on peut très bien vivre les yeux fermés. Mais une fois que la réalité de la situation a été exposée, on ne peut plus revenir en arrière. Et rien ne sert de fuir.
Enfin, Madame Hayat est une déclaration d’amour à la Turquie. On pourrait même dire que Madame Hayat est/symbolise la Turquie qu’Ahmet Altan aime. Espiègle, malicieuse, généreuse et profondément libre. Insaisissable aussi, dont on discerne mal le passé et encore moins l’avenir. Qui se retranche par moment dans la solitude et qui se retrouve parfois mal en point. Mais qu’Ahmet Altan aime d’un amour intense et dévorant.
Ecrire à l’auteure: diana-alice.ramsauer@leregardlibre.com
Crédit Photo: © Nina Dumauthioz
Ahmet Atlan
Madame Hayat
Traduction de Julien Lapeyre de Cabanes
Actes Sud
2021
272 pages