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«Il faut faire de l’orthographe rectifiée la référence dans le long terme»6 minutes de lecture

par Antoine-Frédéric Bernhard
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Le Regard Libre N° 78Antoine Bernhard

Conseiller d’Etat fribourgeois, chef de la Direction de l’instruction publique, de la culture et du sport, Jean-Pierre Siggen est l’actuel président de la «Conférence intercantonale de l’instruction publique» (CIIP). A ce titre, il est le principal porte-voix des rectification orthographiques qui seront appliquées dans les moyens d’enseignement du français dès 2023 en Suisse romande. Cette réforme est loin de faire l’unanimité; Jean-Pierre Siggen la défend avec vigueur.

Le Regard Libre: En quoi cette réforme de l’orthographe est nécessaire aujourd’hui?

Jean-Pierre Siggen: Il ne s’agit pas d’aujourd’hui, mais d’une réforme qui date des années 90. D’ailleurs, ce n’est pas une réforme, mais un ensemble de rectifications qui ont pour but d’améliorer la cohérence dans l’enseignement du français, et que la CIIP n’a pas développées. On se trouve simplement devant un problème pragmatique: celui des moyens d’enseignement qu’on doit réécrire pour la Suisse romande. Et la question s’est posée de tenir compte ou non de l’orthographe rectifiée dans la rédaction de ces moyens d’enseignement qui doit commencer aujourd’hui.

Ces rectifications rompent avec une tradition du monde francophone voulant que l’Académie française soit l’instance normative de référence pour les évolutions de la langue. Les rectifications en question émanent du Conseil supérieur de la langue française, non pas de l’Académie. En plus, celle-ci rappelait en 2016 s’opposer à doute modification autoritaire de la langue émanant de la politique. En quoi la CIIP est-elle légitime à porter ces modifications?

L’Académie française a réagi à des directives du gouvernement français qui voulaient imposer l’orthographe rectifiée, à ma connaissance également dans l’administration. Il faut d’abord rappeler que l’Académie française avait approuvé ces modifications, Académie française qui revoit régulièrement son dictionnaire et y introduit des rectifications, des nouveaux mots à chacune de ses éditions. A ma connaissance, l’Académie française a déjà incorporé une partie des rectifications orthographiques des années 90 dans son dictionnaire. Ce contexte français n’est pas du tout comparable au nôtre. Il n’y a pas eu chez nous de décision qui concerne la vie en générale. La CIIP a une compétence déléguée par les cantons et on ne parle que des moyens d’enseignement dont l’édition ne peut être prise en charge par des institutions privées, la Suisse romande étant trop petite. Vu l’évolution dans les autres pays, nous avons estimé qu’il était approprié de proposer l’orthographe rectifiée dans les moyens d’enseignements, sachant que l’orthographe traditionnelle demeure parfaitement admissible. Nous n’avons en la matière aucune position normative sur l’orthographe.

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Toutefois, l’orthographe rectifiée n’est à ce jour pas du tout implantée dans les usages. N’est-ce pas purement arbitraire que de l’imposer comme nouvelle référence?

Non. Il est vrai qu’on décide de faire de l’orthographe rectifiée la référence. Cependant, elle est utilisable déjà depuis le début. Au début des années 2000, la CIIP avait rappelé le principe selon lequel on peut choisir entre l’une ou l’autre orthographe, ce qui est toujours le cas aujourd’hui, sauf pour les enseignants qui devront enseigner l’orthographe rectifiée. Il faut savoir également que l’on utilise des moyens d’enseignement d’autres pays qui ont aussi fait cette bascule. Cela dit, les choses se comprennent dans le temps. Nous allons élaborer de nouveaux moyens d’enseignement, ce qui prendra plusieurs années. Il faudra de nouveau plusieurs années pour les introduire en classe entre la 1H et la 11H, et ils serviront pour une ou deux dizaines d’années. Parallèlement, dans d’autres pays francophones, ces rectifications continuent de s’étendre avec plus ou moins de vitesse, plus ou moins de contestations, mais le train est en marche et on ne va pas retourner à la gare pour faire autre chose. Il faut absolument placer la proposition de faire de l’orthographe rectifiée la référence dans le long terme.

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Au-delà du pragmatisme, cette réforme ne porte-t-elle pas une dimension idéologique?

Il n’y a aucune idéologie là-derrière, à moins d’un inventer une. C’est tout simplement un effort de cohérence. Si boursoufler a une seul «f» et souffler en a deux, et qu’on propose d’en mettre deux à «boursoufler», je ne vois pas d’idéologie. L’Académie elle-même procède régulièrement à des ajustements de l’orthographe. N’oubliez pas non plus qu’il y a une bonne part des quelques 2000 mots touchés qui sont des mots étrangers francisés. C’est là un renforcement de la langue tout à fait nécessaire, certainement pas idéologique.

Qu’en est-il de ce point de vue-là de la promotion du langage épicène faite dans «le petit livre d’OR», livret explicatif des rectifications orthographiques dont vous signez le préambule?

Vous faites bien de relever la chose, car il y a deux éléments clés: d’une part l’orthographe rectifiée, d’autre part l’écriture inclusive. Nous avons pris la décision de ne pas introduire l’écriture inclusive dans les moyens d’enseignement, parce que ce serait aller à l’inverse des principes de l’orthographe rectifiée. Si vous mettez des points médians, des doublés en fin de mot, la lecture devient très compliquée, voire impossible. Quant à la sensibilité d’aujourd’hui qui veut que nous fassions attention, entre autres, à équilibrer les exemples féminins et masculins dans les livres, nous avons voulu dire que nous pouvons de façon naturelle veiller à alterner les genres. La CIIP veut rappeler que nous pouvons tout à fait tenir compte des sensibilités actuelles par des moyens existants, sans déformer la langue. Ici, je rejoins votre inquiétude: il y a certainement un élément idéologique à vouloir imposer des points médians partout sous prétexte de genre.

On trouve dans «le petit livre d’OR» des expressions comme «respect[er] la diversité et assur[er] la visibilité des genres et des cultures», «[faire] attention à produire une écriture non discriminante». Ce sont là des expressions quasi identiques à celle de certains militants.

Ce que nous disons, c’est que nous pouvons mieux tenir compte du genre dans les moyens d’enseignement. On ne va quand même pas reprendre un moyen d’enseignement avec que des noms masculins. Tous les noms de métier ont été féminisés, on peut en tenir compte. L’idée n’est sûrement pas de dire: «Il y a quinze exemples masculins, quatorze exemples féminins, ça n’est pas normal!» On n’en est pas à faire de la comptabilité avec ça, mais on peut simplement tenir compte des sensibilités actuelles concernant la représentation des genres, sans en faire une science ou un combat, et surtout sans modifier le langage en le déformant, comme certains idéologues le souhaiteraient.

Ecrire à l’auteur: antoine.bernhard@leregardlibre.com

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