LE RÊVE AMÉRICAIN AU LENDEMAIN DE LA PRÉSIDENTIELLE (1/4). Polarisation croissante, défaite des sondages et des Démocrates… Cette série d’articles a pour ambition de présenter quelques leçons à tirer de la nouvelle élection de Donald Trump à la tête des Etats-Unis.
Comme dans toute lutte, l’honneur et la dignité doivent guider la main qui tient le glaive vainqueur. Pourtant, depuis quelques années, le radicalisme s’infiltre insidieusement dans les convictions partisanes, sur le champ politique américain, transformant le débat public en une arène où règnent hooliganisme et mauvaise foi. Là où jadis trônait la recherche du consensus et du bien commun, s’étend désormais un paysage de discorde, où chaque camp, indifférent aux conséquences, semble prêt à jeter le pays aux flammes pour défendre sa vérité.
Ce désespoir de la raison, ce renoncement au bon sens dans l’arène partisane, résonne en contradiction avec le rêve américain qui se consume peu à peu au profit d’un affrontement terrible entre des factions drapées de leurs préférences. L’histoire des Etats-Unis regorge de conflits internes, d’affrontements d’idées et de luttes fratricides: de la guerre de Sécession aux émeutes du Tea Party, de la chasse aux sorcières au terrorisme domestique. A chaque étape, l’Amérique s’est toujours relevée, souvent meurtrie et blessée, mais toujours résiliente.
Une polarisation croissante
Aujourd’hui, l’affrontement semble s’intensifier, si bien qu’il paraît inimaginable de réconcilier des idéaux que tout oppose. Le spectre de la guerre civile phantasmée, de l’émeute violente et du chaos physique plane, alors même que la nécessité d’une entente mutuelle devient pressante. Dans cette confrontation absolue, l’Amérique perd progressivement sa capacité à se voir comme une communauté de destins entrecroisés, au profit d’une gargantuesque administration qui voudrait gouverner le monde.
C’est dans ce climat âpre et lourd de tensions que se sont déroulées, le 5 novembre, les élections qui allaient déterminer le prochain locataire de la Maison-Blanche. Ce choix crucial, au-delà des simples préférences électorales, représente un moment de vérité pour le pays, une opportunité de redéfinir ses valeurs et de tirer des leçons des déchirements précédents. Donald Trump a été élu, à l’heure où sont écrites ces lignes, avec 295 grands électeurs pour 226 pour Kamala Harris.
Quatre ans après la cuisante défaite de Trump, l’Amérique demeure polarisée, malgré les efforts assourdissants et infatigables du président Biden pour instaurer un semblant d’unité. Sa promesse de « réparer l’Amérique » résonne aujourd’hui comme une ambition inachevée, étouffée par des forces antagonistes plus intenses au fur et à mesure qu’avance la vie politique. La polarisation agit telle une tumeur maligne, envahissant chaque recoin de la société, faisant de chaque tension une métastase supplémentaire. Et tandis que le rêve d’une unité nationale s’éloigne, le pays semble s’enfoncer davantage dans l’affrontement des extrêmes, sans qu’aucun ne pense à une possible réconciliation.
Les réseaux sociaux jouent ici un rôle pernicieux, et à de nombreux égards contre-productifs : pour certaines perspectives démesurées, Trump n’est qu’un cavalier de l’Apocalypse, annonciateur d’une fin imminente. La frénésie par laquelle nous nous employons à consommer les plateformes numériques pousse à privilégier l’apparence, l’aberrant, au détriment de la profondeur et de la nuance. Les esprits les plus faibles se laissent captiver par des chocs superficiels, tandis que ceux armés d’esprit critique tentent de percer la doxa, de trancher au-delà des apparences pour exposer des vérités que la masse ignore. Au sein de cette arène moderne et digitale, la polarisation devient une norme, un mode de vie où la mesure et la réflexion sont étouffées par l’urgence de l’instantané, qui nous fait consommer l’information de la façon la plus honteuse possible: sans en critiquer systématiquement son contenu.
De l’individu à la caricature
Le bipartisme américain, autrefois garant d’un équilibre démocratique, a évolué en un champ de bataille idéologique où l’excès prime sur l’intelligence. Ce pays, empreint de gigantisme et de superlatifs parfois aberrants, reflète aujourd’hui cette propension au spectaculaire dans sa politique même. Le débat public, autrefois orné de rhétorique brillante et de subtilité, s’est transformé en un spectacle permanent, où chaque échange ressemble davantage à un show de catch qu’à une présentation saine d’opposition. Les valeurs d’intelligence et de retenue ont cédé la place à l’agressivité et à l’apparence, avec une prétention seule: celle de ne pas essayer de convaincre, mais de mobiliser, et au diable le sens commun, pourvu que l’on vote.
Les Pères fondateurs, en établissant le Bill of Rights, avaient cherché à préserver l’individu des dérives de l’autoritarisme et des excès de l’Etat, constatant ce que la tyrannie pouvait produire de néfaste. Ils avaient compris la nécessité d’une défiance naturelle envers le pouvoir, et pensé des droits inaliénables pour que le citoyen pût défier l’autorité, à chaque fois que celle-ci abusait de son pouvoir. Aujourd’hui, cet idéal semble trahi et n’avoir pour consistance même qu’un vague souvenir lointain dans un passé idéalisé.
La liberté d’opinion, autrefois précieuse, est désormais obstruée par des stéréotypes réducteurs, affligeants de simplicité. L’Américain moyen se retrouve catalogué en fonction de préférences superficielles, et souvent matérielles, qui ne rendent honneur qu’à peu de ceux qui en abusent: une femme célibataire avec un chat est systématiquement associée aux démocrates, tandis qu’un amateur d’armes à feu est, sans question possible, républicain. Le «Tout est politique» d’autrefois, initialement associé à une certaine vision de la gauche, est désormais adopté bien malheureusement par une partie de la droite, ancrant chaque action, chaque choix dans une logique de confrontation idéologique permanente.
Cette perspective, en bout de ligne, génère des caricatures absurdes, réduisant l’identité des individus à de simples stéréotypes partisans, surtout en ce qu’ils croient être plutôt que ce qu’ils sont vraiment. En divisant la société selon ces lignes rigides, on oublie que l’Amérique est, avant tout, une terre de liberté, où chacun dispose d’un droit inaliénable à sa propre complexité, libre de toute catégorisation politique arbitraire.
Pour réparer l’Amérique, le débat et la culture
Comment réparer l’Amérique? Ce n’est pas si compliqué. Il faut, en premier lieu, renouer avec le débat contradictoire et le goût de l’intelligence. Le Premier amendement, garant de la liberté d’expression, offre un cadre institutionnel précieux pour permettre aux idées les plus diverses de s’affronter, de se nourrir, et de s’enrichir mutuellement. C’est par ce débat que l’Amérique peut redécouvrir la richesse de la différence. A un instant où l’expression est souvent muselée par la crainte du jugement, protéger cette liberté devient une nécessité vitale pour revitaliser la démocratie américaine.
L’éducation doit également jouer un rôle fondamental dans ce renouveau. Une récente étude du Centre américain des données statistiques en éducation montrait que près 43 millions d’Américains ont un faible niveau d’alphabétisation. En développant la maîtrise de la langue, en encourageant la pensée critique, et en soutenant la liberté académique, les Etats-Unis peuvent redevenir un modèle d’intelligence collective. Ce combat pour la connaissance, pour la raison, est essentiel pour affronter les défis qui s’annoncent et préserver l’unité nationale.
Réparer l’Amérique exige de revenir aux fondements mêmes d’une nation unie par la volonté de vivre ensemble, au-delà des différences d’opinion, et au Diable les divergences, pourvu qu’il y ait l’unité. Il est temps pour le 47e président de relever le défi laissé en suspens par son prédécesseur: celui de restaurer la confiance en une démocratie authentique et de cultiver une société où les idées s’entrechoquent mais ne se détruisent pas. Avant de prétendre «réparer» d’autres démocraties dans le monde, l’Amérique doit se recentrer sur elle-même, sur ce qui fait d’elle une terre d’opportunités et de liberté, afin de renouer avec son mythe fondateur.
L’avenir des Etats-Unis se trouve dans cette capacité à harmoniser les contraires, à tolérer les opinions divergentes et à renforcer les institutions académiques, culturelles et médiatiques. La tâche est immense, mais l’Amérique, avec ses vastes ressources, sa diversité et son esprit de compétition, peut triompher de cette polarisation et retrouver son rôle de phare de la liberté. Le chemin est long et exigeant, mais, pour la survie même de ses idéaux, l’Amérique n’a d’autre choix que de relever ce défi avec courage et détermination, et c’est ce premier combat qui attend le 47e président des Etats-Unis.