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Sciences

Analyse

Le cerveau a-t-il un sexe? Ramus contre Vidal9 minutes de lecture

par Yan Greppin
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En 2014, la France est le théâtre d’une controverse scientifique où, par conférences interposées, s’opposent deux chercheurs de renom: Catherine Vidal et Franck Ramus. Au cœur du débat: les différences entre cerveaux masculins et féminins. Une décennie plus tard, qu’en reste-t-il?

Acte 1. Catherine Vidal et la plasticité cérébrale

En 2011, la neurobiologiste Catherine Vidal frappe fort lors d’une conférence TED intitulée «Le cerveau a-t-il un sexe?». Elle y défend une thèse radicale: hommes et femmes n’exprimeraient aucune différence cognitive significative tout au long de leur vie. Vidal dénonce d’emblée les dérives sexistes de la science au XIXe siècle (notamment chez Paul Broca), puis déconstruit, un à un, quatre préjugés tenaces:

  • Les femmes seraient moins intelligentes que les hommes, leur cerveau étant plus petit de 10 à 15%.
  • Elles seraient multitâches grâce à un corps calleux plus épais.
  • Elles posséderaient une meilleure mémoire des mots et une plus grande aisance verbale.
  • Les différences d’aptitudes mentales entre les sexes seraient d’origine biologique.

Vidal réfute méthodiquement ces quatre assertions, affirmant que les différences identitaires et comportementales entre les sexes se construisent par la socialisation, c’est-à-dire par l’intériorisation des stéréotypes de genre inculqués dès l’enfance. Le cerveau serait d’une plasticité extraordinairement modulable. Elle s’inscrit ainsi pleinement dans le paradigme socioconstructiviste.

Acte 2. Franck Ramus: une synthèse entre plasticité et prédispositions

Trois ans plus tard, le neuroscientifique Franck Ramus intervient lors d’une conférence TED sur le même thème pour répondre aux thèses de Vidal. S’il partage sa critique des préjugés sexistes du XIXe, il adopte une position plus nuancée et s’appuie sur des données expérimentales que Vidal néglige:

  • Les stéréotypes influencent pensées et comportements, mais leur portée reste limitée et mesurable. Ils ne suffisent pas à expliquer l’ensemble des différences observées entre les sexes, par exemple la surreprésentation mondiale des hommes en prison (entre 85% et 98% contre 2% à 15% pour les femmes selon les pays).
  • L’intelligence générale est équivalente entre les sexes, mais des écarts apparaissent pour certaines aptitudes spécifiques: les hommes réussissent en moyenne mieux les tâches de rotation mentale d’objets en 3D, tandis que les femmes obtiennent en général de meilleurs résultats en mémoire verbale.
  • De légères différences sont perceptibles dès la naissance, avant toute socialisation: en moyenne, les garçons manifestent plus d’intérêt pour les objets, les filles pour les visages.

Outre les recherches qu’il a menées avec son équipe, Ramus s’appuie sur une littérature internationale solide qui confirme l’existence de micro-différences entre les sexes.

Acte 3. L’enfermement dans un monologue

Ramus invite alors Vidal à un débat public, en vain. Chacun demeure enfermé dans son monologue. Vidal poursuit la diffusion de ses thèses constructivistes lors de ses conférences, tandis que Ramus publie, avec Nicolas Gauvrit, un article ironique intitulé «La méthode Vidal», dénonçant son refus de considérer les études contradictoires.

En 2016, Franck Ramus co-signe avec huit autres chercheurs une tribune dans Le Monde intitulée «En sciences, les différences hommes-femmes méritent mieux que des caricatures». Cette intervention dénonce le rejet de la littérature scientifique internationale au sujet des micro-différences cognitives entre les sexes, visant notamment Catherine Vidal et les tenants du «mythe de l’indifférenciation».

Sur le plan médiatique et au sein des facultés universitaires de sciences humaines, Vidal l’a clairement emporté. En revanche, dans les laboratoires et les revues de neurosciences, la communauté scientifique penche en faveur de la position de Ramus.

Trois paradigmes en débat, et non deux

En France, le débat sur les différences entre les sexes se résume malheureusement à un face-à-face simpliste: inné contre acquis. D’un côté, les sciences humaines et les sensibilités progressistes s’alignent massivement sur la position vidalienne. Les différences cognitives entre les sexes seraient purement acquises. De l’autre, les sciences dures et les sensibilités plus conservatrices se reconnaissent plutôt dans le camp ramusien. Ces différences seraient en partie innées.

Ce clivage scientifique, corrélé à un clivage idéologique, fige chacun dans son camp. Pourtant, cette opposition masque un aspect essentiel. En réalité, il n’existe pas deux, mais trois paradigmes distincts:

  • Le paradigme constructiviste (Vidal) postule que les comportements et les capacités cognitives sont acquis, l’inné ne jouant aucun autre rôle que la reproduction sexuée – perspective largement adoptée par les gender studies.
  • Le paradigme interactionniste (Ramus) considère que l’inné et l’acquis interagissent de façon complexe – une approche aujourd’hui dominante en neurosciences. Cette vision reconnaît que gènes et environnement se combinent et modulent ensemble la plasticité cérébrale et les mécanismes épigénétiques.
  • Le paradigme innéiste, aujourd’hui minoritaire, soutient que les principales différences cognitives sont déterminées dès la naissance.

Envisagés sous cet angle tripartite, les positionnements de Ramus et de Vidal apparaissent sous un jour nouveau: modéré pour Ramus et relativement radical pour Vidal.

Vidal: une conclusion idéologiquement séduisante mais scientifiquement fragile

Dans sa défense passionnée de la plasticité cérébrale, Vidal commet deux erreurs majeures qui affaiblissent la portée scientifique de ses thèses.

D’une part, elle présente ses positions comme définitives et consensuelles, sans faire état de la recherche et des débats qui animent la communauté scientifique. Prisonnière d’un fort biais de confirmation, elle sélectionne les études rares qui confortent ses convictions tout en négligeant l’essentiel de la recherche scientifique, notamment anglo-saxonne.

D’autre part, elle tend à brouiller la frontière entre faits et jugements de valeur.Confondant inégalité et injustice, elle glisse insensiblement d’une analyse descriptive à une posture normative. De peur d’être accusée de sexisme ou de conservatisme, elle adopte un égalitarisme de principe, sans respecter les distinctions essentielles entre science, morale et politique.

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Ramus: un chemin plus équilibré et scientifique

A l’inverse, Ramus adopte une approche plus nuancée et rigoureuse. Il rappelle que des centaines de recherches récentes confirment l’existence de micro-différences morphologiques, fonctionnelles et développementales entre cerveaux masculins et féminins.

Il insiste par ailleurs sur la nécessité de toujours distinguer les différents types de jugement: descriptif (ce qui est), normatif (ce qui est bien ou mal) et prescriptif (ce qu’il convient de faire). Ainsi, l’existence d’inégalités de fait «ne saurait légitimer les (éventuelles) inégalités de droit». Comme le formulait David Hume au XVIIIe siècle, uniquement «de ce qui est, on ne peut pas dériver ce qui doit être».

Un blocage intellectuel franco-français

Pourquoi la France se montre-t-elle si réticente à accueillir un débat autour de l’inné et de l’acquis? Plusieurs héritages culturels, solidement ancrés, en fournissent peut-être l’explication:

  1. Le dualisme cartésien, qui institue une séparation entre le corps et l’âme.
  2. L’égalitarisme développé à partir de la Révolution, qui érige l’égalité en valeur suprême et peut mener à une confusion entre égalité de droit et égalité de fait.
  3. L’existentialisme (Marcel, Sartre, Beauvoir), qui place la liberté individuelle au-dessus de toute détermination biologique et défend ainsi le paradigme de la «page blanche».
  4. Le néomarxisme,qui transpose le schéma dominant-dominé à celui homme-femme.

Ces quatre héritages continuent de peser lourdement sur la réception des avancées en biologie, freinant la recherche et le débat en France. A l’inverse, le monde anglo-saxon, fidèle à sa tradition empirique, explore plus librement les interactions complexes entre nature et culture.

A ces héritages philosophiques s’ajoute un biais linguistique: en français, les termes différence et inégalité tendent désormais à évoquer directement l’injustice. Ainsi, constater une différence suscite souvent gêne ou culpabilité, comme si le simple fait de l’énoncer équivalait à la légitimer. Pourtant, reconnaître que les hommes se suicident davantage que les femmes ou occupent plus souvent des postes de pouvoir ne signifie en rien qu’ils leur sont supérieurs ou inférieurs en valeur.

L’influence des idées de Vidal

La vision défendue par Catherine Vidal s’est aujourd’hui largement imposée dans les sciences humaines françaises, où ses thèses sont souvent reprises sans véritable distance critique. Des centaines d’ouvrages francophones consacrés à la question du genre s’appuient directement sur les positions vidaliennes, au point d’en reproduire un schéma devenu répétitif:

1) L’introduction s’ouvre sur l’assertion que «le social seul explique le social», reléguant la notion de sexe au domaine biologique, jugé insignifiant et inutile, pour mieux consacrer la notion de genre comme seule catégorie d’analyse;

2) Le premier chapitre synthétise en quelques pages les arguments de Vidal, ce qui confère une caution scientifique à l’ensemble et anticipe toute objection possible;

3) Puisque la plasticité cérébrale est totale et que les différences entre les sexes ne sont que le produit des stéréotypes, les chapitres suivants déroulent le tapis rouge au constructivisme. Il s’agit alors de traquer les stéréotypes «structurels et systémiques», toujours au détriment des garçons et des hommes, puis de les déconstruire de manière méticuleuse.

Ce cadre intellectuel soulève néanmoins deux objections majeures. Tout d’abord, alors que l’approche interactionniste prévaut dans les milieux des neurosciences, cette perspective demeure curieusement absente des ouvrages dédiés au genre. Ensuite, la notion de stéréotype, ainsi utilisée, devient infalsifiable: toute remise en question du dogme est aussitôt interprétée comme une preuve supplémentaire de l’omniprésence des stéréotypes, verrouillant ainsi le débat par une prophétie auto-réalisatrice: «Je l’avais bien dit, les stéréotypes sont partout!»

Un tel verrouillage idéologique nuit gravement à la qualité du débat intellectuel et scientifique Souhaitons qu’un quatrième acte vienne rouvrir ce dialogue de sourds et permette à la science de reprendre le dessus sur l’idéologie.

Yan Greppin est professeur de géographie et de philosophie au Lycée Denis-de-Rougemont, à Neuchâtel.

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